
Terre de raison

4e de couverture
L'accroche publicitaire les a, de par le monde, attirés :
" Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Mais tous ne sont pas du même avis sur ces droits et gagnent peu à peu la Terre de raison … Là, tout y est permis, sauf honorer son prochain ".
Dans cet enfer de dérision, où hommes et femmes se déplacent dorénavant pour un bol d'air crapuleux, s'entrecroisent les destinées de Bill et de Shirley, injustement condamnés à la peine de " Terre de raison ".
Ils s'uniront sur place à d'autres " destins " et un " plumaillon ", afin de combattre les embûches de chaque instant qui, de Crazy City à Safety City, leur feront rencontrer les loups les plus féroces de la terre entière … Car c'était le prix de la liberté.
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Premier extrait
I
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New York - Je venais de débarquer d'un jet supersonique. New York ! New York, la bien aimée… Cette ville avait une odeur de soufre… Mais elle avait toujours vingt ans d'avance sur toutes les grandes métropoles, et faisait rêver. J'étais, ici, dans Manhattan en ce jour de 2034… et je levais la tête. C'est à ce genre de petit détail ridicule que l'on reconnaît que vous êtes quelque peu étranger à la ville. Mais bien peu y faisaient attention ! ; tout le monde s'en moquait, et c'était bien ainsi ! Ce n'était pourtant pas ma première visite dans ce pays. J'avais réussi à apprendre quelques mots d'anglais, et je me sentais moins isolé et beaucoup plus confiant que la première fois où j'avais dû errer dans cette mégapole.
Au coin d'une rue une inscription en haut d'un bâtiment attira mon attention, écrite en français… de tels points de repère étaient surprenants. Cette maxime n'avait rien d'extraordinaire si ce n'était d'être fort connue : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit". Que faisait là-haut cette affirmation, je n'en savais rien… car aucun indice sur la façade ne pouvait m'indiquer s'il s'agissait d'un monument. Le bâtiment était informe, monolithique, presque austère. Sa seule beauté en était cette phrase tirée de la "Déclaration Universelle des Droits de l'Homme".
J'allai questionner un passant sur l'usage de ce building si peu conventionnel lorsque, dans la vitrine d'une agence, une affiche capta mon attention. Cette affiche publicitaire, rédigée en anglais, que je réussissais à traduire, était la même qu'au sommet du bâtiment mais avec une suite : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Mais tous ne sont pas d'accord sur ces droits et gagnent la Terre de raison". Je m'approchai de la vitrine. Dans un autre niveau de profondeur, je lus une troisième accroche publicitaire : "Là, tout y est permis, sauf honorer son prochain".
*
Je poussai la porte de la boutique, machinalement. Dès mon entrée, deux hommes firent volte-face et me dévisagèrent. L'un était grand et costaud, l'autre plutôt petit et maigrichon. En d'autres lieux, on aurait pu croire qu'ils postulaient tous deux pour un remake de "Laurel et Hardy", mais en fait ce n'était pas le cas. Ils venaient le plus simplement du monde s'inscrire pour la Terre de raison. Après m'avoir observé quelques instants, ils se retournèrent vers l'employée et attendirent patiemment qu'elle eût fini sa conversation téléphonique.
Je l'aperçus assise à son monumental bureau. Elle disparaissait presque derrière cette majestueuse pièce de mobilier. Ce devait être une femme de taille très moyenne. Elle portait une monture de lunettes rose indien. Fort maquillée et vêtue d'un tailleur de couleur gris tendre. C'est à peu près la seule tendresse que laissait transparaître cette femme.
Elle reposa enfin le combiné et s'informa des désiderata de ces messieurs. Le premier, le gros, souleva timidement quelques questions auxquelles elle répondit d'un air distant. Puis vint la discussion qui portait sur la qualité du cercueil. Elle étendit sur son bureau un dépliant publicitaire et demanda d'un ton sec : "Choisissez ! " … L'homme hésitait cependant. Elle le toisait, hochant la tête, et finit par décider elle-même… " Celui-ci est très confortable… Vous m'en direz des nouvelles ! " … et elle ajouta encore… " Avec le cercueil, ça vous fait dix mille dollars ! Vous payez comment ? " Et sans attendre la réponse... " On préfère en cash ou en carte de crédit ! ".
Vint ensuite le tour du second, le maigrichon, qui rêvait lui aussi de partir vers la Terre de raison. Il allait choisir sa sépulture, mais il était moins indécis. Son choix se porta sur une sorte de mausolée en marbre, importé d'Italie. Le prix en était astronomique, et je pensai déjà que la surface financière de ce bonhomme devait être plus importante que sa surface corporelle.
J'observai cette femme qui m'interrogea soudain du regard. Je bredouillais aussitôt dans un anglais hésitant " C'est à propos de l'affiche… " … " Eh bien, oui ! " dit-elle en me regardant droit dans les yeux… " C'est la Terre de raison, vous n'en avez jamais entendu parler ?!… ".
Non, je n'en avais jamais entendu parler… Qu'est-ce donc ? Elle me jeta un regard glacial, se pencha afin d'ouvrir un tiroir, saisit à l'intérieur quelques brochures publicitaires et les lança négligemment devant moi.
– Lisez ceci ! … Après quoi, vous reviendrez me voir, si vous en avez envie !
Je ramassai les prospectus, la remerciai et quittai l'agence.
Je me retrouvai dans la rue, me posant encore plus de questions sur cette fameuse Terre de raison ?!
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AUTRE EXTRAIT :​
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Shirley suivait avec une attention soutenue tout ce que débitait le commentateur. Elle apercevait très nettement sur le plan cette région. Le Noir, à la stature imposante, avait entrepris un léger mouvement vers elle. Shirley ne s'en était pas encore rendu compte, tant elle était absorbée par la présentation du général… – Tous les chemins mènent à Safety City, avait repris, après un court instant de silence, le militaire, ayant laissé à l'assistance le temps nécessaire pour digérer ses paroles… Tout dépend du moment, ajoutait-il… En effet, vous voyez, ici, ce grand delta… Sur le tableau, l'endroit se mit tout à coup à s'illuminer par transparence, et l'on voyait l'eau scintiller sous l'effet de projecteurs miniaturisés. Dès lors, apparut à tous, immensément vaste, l'embouchure d'un fleuve. – Cinq kilomètres de large, trente kilomètres de long… Et tout au bout, le grand lac… Safety City est là. Il s'agit d'une ville flottante qui va et vient dans l'estuaire du grand fleuve Zachrona. Vous pourrez l'atteindre de plusieurs façons, en traversant aussi bien la forêt dense que le sable chaud. Shirley, pour la première fois, venait de remarquer qu'une poignée de personnes dans l'assistance portaient de petits écouteurs permettant de comprendre dans leur propre langue les explications du général Lassélife. – Pour atteindre Safety City, ville flottante, tous les chemins sont possibles et sont permis, le tout sera d'arriver au bon moment, celui où la ville approchera de l'un des nombreux embarcadères qui jalonnent l'embouchure, tous les kilomètres environ. Sinon, il faudra attendre son retour, selon les mêmes principes que les mouvements des marées … Si vous arrivez à Safety City, votre peine sera d'office accomplie. On vous remettra votre passeport de réinsertion. Vous pourrez quitter la Terre de raison si vous en avez envie, cela va de soi , par la navette aérienne qui vous conduira de Safety City à l'aéroport international de l'île de Tasmoulo. Vous pourrez prendre les jets en direction de vos pays respectifs. Vous aurez aussi le droit de vivre et de mourir dans la Terre de raison, si tel est votre bon plaisir. Vous pourrez, si vous le voulez, vous enrôler dans l'une ou l'autre des armées. Ce que l'officier passa sous silence, l'adaptation à cette terre de mutation. Car sur cette Terre de raison s'étaient réunis les loups les plus féroces de la terre entière !
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AUTRE EXTRAIT :
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... et j'appris en cet endroit, assis à l'ombre des arbres sur ce banc de chêne, ce qu'était la Terre de raison. Il s'agissait d'une sorte de lieu mythique, créé par les nations en l'absence de guerre sérieuse. Là, l'homme – au plus large sens du terme –, animal intelligent s'il en est, pouvait enfin exprimer dans cet "eldorado" toute sa haine de l'autre – races, religions et cultures, confondues. La plupart savaient qu'ils ne reviendraient pas… mais qu'importe ! Une multitude de gens rêvaient néanmoins de partir là-bas… si loin…
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Second extrait
Ensemble, ils atteignirent une zone plus clairsemée et y firent une courte halte. Les fugitifs furent placés au milieu d’un cercle formé d’hommes et de femmes en tenue militaire, mais nullement celle de l’une ou l’autre des deux armées officielles… Prisonniers, les cinq s’avéraient trop bien encadrés pour tenter le moindre mouvement de fuite, et subirent aussitôt un interrogatoire musclé :
— Alors, vous alliez où exactement ? interrogeait le même homme, qui se révéla d’ailleurs être le chef, bien que, sur son treillis, n’apparût aucun insigne particulier.
— Vers Crazy City... On s’est égarés. On vous l’a déjà dit…
— Pas de racontars ici ! Vous alliez dans l’autre direction, je le sais très bien !
Il s’approcha de Shirley, la regarda droit dans les yeux, lui remonta même, du revers de sa main calleuse, le menton.
— Et toi ? … Tu ne vas pas me dire que tu es venue ici de ton plein gré ?!…
— Je me suis égarée, répondit-elle… et j’ai rencontré plus tard ces personnes… ajouta-t-elle en pointant le doigt vers ses quatre camarades.
— Trop frêle et menue pour t’égarer !
Il la gifla violemment… Elle se retint de pleurer.
— À moi, on ne ment pas ! Il vaut mieux que tu le saches !
Il s’adressa ensuite à Mireille :
— Et toi ?… Égarée aussi ?!...
— Moi, c’est vrai… J’étais ici en touriste, et j’ai voulu me hasarder hors des endroits balisés.
— Ah ! c’est que... donc... l’autre sauterelle... m’a raconté des conneries !
Il fit volte face, gifla de nouveau Shirley, plus violemment encore. Laquelle éclata en sanglots en tombant, sur-le-champ et sous le choc, de tout son long.
— Je vais te faire cracher, ma salope ! Où alliez-vous ? Pourquoi es-tu ici ?
Les autres ne bronchaient pas. Ils attendaient vraisemblablement leur tour et admiraient le courage de Shirley devant cette brute. Mireille se mordait déjà les doigts de ce mot de trop qui lui avait échappé, mais elle n’avait, sur le coup, nullement pensé aux conséquences qui en résulteraient. Aussi s’en voulait-elle énormément… Elle aurait d’ores et déjà voulu demander pardon à son amie, revenir sur ce qu’elle avait dit ; mais l’autre, d’une solide poigne, venait de relever la jeune fille. Il avait immobilisé le visage de Shirley à quelques centimètres à peine du sien ; et il lui dévorait le blanc des yeux !…
— Tu sais que j’vais t’mater, toi ! vomit-il.
Et il lui administra une nouvelle paire de gifles magistrales.
Elle encaissa fort bien. Mais s’étaient alors enflammées ses joues pâlichonnes, comme un incendie que personne ne savait maîtriser. Lequel aurait pu être éteint, par des larmes salutaires, mais qui se refusaient à couler. Puis le feu précédemment allumé gagna les fossettes, s’étendit aux joues tout entières, atteignit bientôt les paupières qui s’illuminèrent d’un fard naturel, envahit le front où il s’élança dans un océan d’intelligence comme de la lave en fusion se jetait dans la mer en bouillonnant sans fin. Sa force intérieure en fut toute grandie…
Puis ce fut au tour de Roald d’être interrogé. Il préféra jouer le jeu d’une certaine vérité, sans mettre les autres en cause.
— J’allais pour ma part vers Safety City… les autres, je ne sais pas... Je viens de les rencontrer sur la route.
Il n’en dit plus. Il tut la rencontre avec le premier groupe… et leur fin tragique. Il tut aussi le véritable dessein de ses amis de rencontre.
— Eh bien, à la bonne heure ! dit le chef, qui ajouta encore :
— Vous allez être passés par les armes. Nul n’a le droit d’atteindre Safety City en outrepassant les règles officielles de la Terre de raison. Ou vous ne les avez pas consultées... ou vous êtes des sots !
Ils avaient tous entendu le verdict, mais aucun d’eux n’avait réagi.
Car ils n’enfreignaient rien… Rejoindre Safety City était bel et bien permis, et l’un des choix possibles…
— À moins que... reprit l’homme…
Il s’écarta du groupe pour tenir secrètement discours à quelques dizaines de mètres de là. Dès lors, trois hommes et une femme vinrent chercher Mireille, Ted et Roald, et les emmenèrent dans les bois. Ils leur attachèrent les mains derrière le dos et entravèrent leurs pieds. Puis ils préparèrent leurs armes et se tinrent prêts à les mettre en joue. Ils n’attendaient plus que l’ordre de tirer.
Le chef avait rejoint Shirley et Bolomé qui n’avaient pu s’éloigner. Et leur annonça, d’un œil malin qui en disait long :
— Après, ce sera votre tour ! Maintenant, vous pouvez encore leur sauver la vie !
Il se colla devant Shirley, souleva de nouveau l’innocent menton de la jeune femme, et l’embrassa de force. Laquelle résista trop, pour que cela plût au bonhomme. Il aimait donner des baffes ; il ne s’en priva guère…
— Je te materais, ma petite ! grogna-t-il.
Il donna l’ordre de mettre leurs camarades en joue.
Puis il releva une dernière fois le visage de Shirley ; laquelle, tremblante de peur, ne put dès lors résister à son baiser râpeux.
— À la bonne heure ! dit-il.
Il s’adressait maintenant à Bolomé. Ce dernier lui aurait bien « cassé la gueule » s’il avait pu, mais les circonstances s’avéraient trop graves et périlleuses pour qu’il se laissât aller à quelque geste inconsidéré…
— Je vous propose, lui suggérait-il, de vous intégrer chez nous. Nous sommes sous contrat pour l’armée des Maestros. Naturellement, vu ce que je sais et devine de vous, il n’y aura pas de solde, cela va de soi. Juste le gîte et le couvert... ce dernier, si vous vous comportez bien encore... surtout… elle… ajouta-t-il en jetant un regard vers Shirley qui avait pris cette fois le parti de le couver des yeux et de ne plus les baisser sous le regard de cette brute… Naturellement, si vous refusez, j’ai deux autres solutions. Pour les déserteurs, le peloton ! Je touche par trophée… Il suffit juste de fournir des paires d’oreilles pour en apporter la preuve… C’est une première possibilité… La seconde est qu’à Banqroute Village, tout se vend. Et à la criée ! Alors, avec un corps comme ça...
Tandis qu’il parlait, il soulignait, du canon de son arme, les formes de Shirley ; en commençant par le menton puis descendant vers de petits seins fermes qui pointaient sous le tissu léger ; enfin, en s’attardant sur le bassin pour finir sur l’entrecuisse en ayant relevé, du fer poli, la robe de jersey.
Et Shirley ne put, malgré la délicate situation, s’empêcher de rire ; car ça la chatouillait… et elle était très chatouilleuse !…
— Et elle se marre ! dit-il.
Puis l’homme ajouta :
— Nous, on vend… Peu importe ce qu’ils en font après… ce n’est plus notre problème. Mais peut-être qu’après… elle se marrera plus du tout, la greluche ! Quant à toi… plein de muscles… (il désignait ainsi Bolomé) il n’y a que l’embarras du choix : du travail de force à la bourgeoise en chaleur qui rêve d’exotisme !
Bolomé ne comprenait que trop ce qu’il entendait par là… Ils n’avaient donc, tous, aucune alternative…
— Bien ! bien ! dit-il … c’est d’accord ! Je pense que mes camarades aussi, seront d’accord…
— O.K. j’accepte aussi, ajouta Shirley.
L’homme fit quelques pas vers elle, dans une colère noire. Il la frappa plus violemment encore…
— Toi, la donzelle, on t’a pas causé !... Je parle à monsieur… Alors, la gonzesse, tu la fermes une bonne fois pour toutes !...
Décidément, Shirley n’avait pas de chance. Elle se releva avec peine, traumatisée, chancelante. Elle lui jeta un regard de haine, dont il ne s’était point aperçu ; puis elle lui joua sa carte langoureuse, car on l’avait observée. Il n’y avait désormais ni haine ni amour à montrer. Il n’y avait ici que des tares, et tout comportement normal était, par essence, voué à l’échec. Sans doute faudrait-il souvent retourner sa veste, et tous n’étaient pas experts en la matière !
Alors, elle recevrait… encore et encore… des claques, et se demanderait invariablement ce qu’il aurait fallu faire !… En fait, rien… Car ces gens-là étaient insaisissables, et sans intérêt. Mais ils avaient le fusil !... C’était bien la seule raison valable de leur accorder quelque importance !
*
Il s’agissait de guérilleros qui se louaient à prix d’or. Tout leur était bon pour faire du fric. Ils auraient vendu père et mère pour augmenter leur pécule en raisons. Même la traite des femmes ne leur faisait pas peur. Ils avaient remis l’esclavage au goût du jour. Et cette pratique n’avait plus lieu contre quelques ethnies… Quiconque pouvait en ces lieux être vendu comme esclave. Il suffisait seulement d’être un rien inférieur… en muscles, en santé, en armes, en argent, en chance… Aujourd’hui, garenne… ; mais demain, chasseur… ; puis garenne de nouveau. Alors, il fallait surtout éviter d’en faire trop, car, pour trop de raisons, le prix à payer aurait pu être déraisonnable. Cela augmentait ainsi les chances des uns et des autres et leur enseignait un juste milieu.
Mais ces gens-là voulurent encore quelques raisons de plus... Et n’eurent pas tout à fait raison.
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Troisième extrait
Les membres inférieurs de Bill avaient, des kilomètres durant, traîné sur le sol ; de ce fait, l’un de ses pieds en avait perdu sa chaussure…
Ainsi, royal, se promenait le lion, ses emplettes dans la gueule. Le fauve avait quelque temps erré dans les bois, puis s’était aventuré en bordure d’un terrain plus accidenté descendant en forte déclivité vers un précipice. Et là, chemin faisant, avait rencontré une femelle qui se vautrait d’aise sur l’herbe brûlée par le soleil. Comme elle avait quelque libido insatisfaite, il allait lui suggérer de partager l’en-cas qu’il tenait dans la gueule… Il le déposa donc au sol, mais à un endroit si infertile qu’il en était exempt de végétation et, de plus, pentu et aplani par l’érosion.
Et pendant que les uns se faisaient des mamours, le repas se mit à tourner sur lui-même, une légère brise s’étant subitement mise à souffler, enflant une chemise d’homme comme quelque vent d’amont se serait engouffré dans un foc. Alors, d’un quart de tour, bougea le corps inerte, qui, du fait de l’inclinaison, prit de la vitesse pour disparaître bientôt dans le ravin en contrebas.
Le lion, ayant entre-temps contenté sa femelle, eut une petite faim. Il se mit bientôt à tourner en rond, à la recherche de sa proie. Il s’aventura sur la pente, erra près du précipice, mais ne put descendre dans le ravin.
Finalement, il se résigna, s’éloigna, dédaignant la lionne qui s’était remise à somnoler.
*
Au fond du ravin coulait une étroite rivière, et Bill aurait dû assurément s’y noyer… Mais c’était sans compter sur une certaine providence. Car le grand saut de Bill avait pris fin dans quelque végétation qui avait poussé à l’abrupt des roches, et qui, tel un filet, l’avait retenu.
Le choc lui avait fait reprendre connaissance ; et, dans cet hamac de circonstance, Bill continua à somnoler reprenant peu à peu ses esprits et quelques forces indispensables. Il ne savait combien d’heures il avait pu passer ainsi, bercé par le clapotis de l’eau claire en contrebas, car le soleil déclinait à présent sur l’horizon…
Il était grand temps de descendre de ce promontoire… Comment ?… se demandait-il. Il était hors de question de sauter dans l’eau, car les rochers, qu’on voyait si clairement au fond, prouvaient, s’il n’en était besoin, le peu de profondeur à cet endroit. Remonter la paroi s’avérait chimérique, descendre par la roche à pic quasiment utopique. Il devait y avoir cinq bons mètres jusqu’à la surface de l’eau, peut-être six. Mais il fallait trouver une solution. Ainsi allait-il tenter de glisser le long de l’escarpement rocheux en s’accrochant, afin de freiner sa chute, aux quelques touffes de végétation se nichant çà et là aux creux des rochers, puis il plongerait dans l’eau, en faisant, une fois n’est pas coutume, un plat dont il hurlerait probablement de douleur sur des chairs à peine cicatrisées.
Et le saut fut celui de l’ange, quelque peu modifié sur le final… En quelques brasses, il prit bientôt pied sur un imposant rocher qui émergeait à proximité.
Finalement, l’onde fut vivifiante et calma tous les maux : la soif, d’anciennes plaies, les fraîches écorchures dues à la roche coupante, faites en descendant ; enfin, elle le rasséréna. Il jaugea alors sa situation, inquiétante certes, mais non désespérée. Il but tout de go un peu de cette eau limpide qui ne paraissait nullement polluée et, de rocher en rocher, gagna, en nageant le plus calmement du monde, la rive opposée où il put s’extraire de la rivière dans une zone moins encaissée.
Il s’était totalement dévêtu afin de tordre ses habits… tandis qu’il se demandait déjà comment refaire le point… Tout à coup, sous des vêtements détrempés qu’il tentait d’essorer, il sentit sous ses doigts quelque chose de dur…
Et elle indiquait toujours la bonne direction, car cette qualité de boussole était réellement à toute épreuve !… Désormais, telle une étoile de berger, elle le conduirait encore et encore… Il coupa sur-le-champ un beau bâton, car il était temps d’imiter quelques lointains ancêtres qui n’avaient que ce que la nature leur offrait pour se défendre contre elle.
Bill n’était plus qu’à quelques lieues de Safety City. Il s’en était déjà rendu compte en consultant la carte soigneusement pliée, conservée dans la poche arrière de son jean, plan qu’il avait, depuis sa chute, fait aussitôt sécher.
Et cet accident de parcours lui avait en définitive fait gagner beaucoup de temps, car ce cours d’eau aurait été, d’une ou d’autre manière, à franchir un jour ou l’autre, mais bien en aval, à des dizaines de kilomètres de là, tant cette rivière coulait à cet endroit entre des parois encaissées. Que pouvait-il donc espérer de mieux ?…
Mais c’était sans compter sur l’impondérable. Car, entre-temps, Bill avait profondément changé. Le ciel lui était-il tombé sur la tête ?… Le garçon était pris d’un mal étrange… et c’en était de la déraison…
Il était tombé follement amoureux…
XXIV
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Milora, la captive
Milora l’avait convoqué pour le remercier, lui, Terence Morlington. Et pour quelles raisons ?!… Il en avait été le premier surpris, car il ne faisait en fait que le travail quotidien dévolu à tout Lion d’argent. Sa mauvaise graisse s’était peu à peu dissipée, et il en était même rajeuni ; ses muscles, du fait des efforts demandés à cette unité d’élite, s’étaient parallèlement raffermis, si bien que le gars n’était plus de prime jeunesse mais en revanche beau et fort comme un dieu.
Milora n’était point insensible au labeur fourni… ; elle l’accueillit dans son bureau, puis lui offrit de prendre un verre… dans son appartement, juste à côté.
Sur place, Milora avait défait le turban qui lui enveloppait presque la tête entière…
Et ce captain-là avait de longs cheveux bruns, des seins bien dessinés qui se perdaient dans des vêtements volontairement taillés fort amples. Et, comme tout un chacun, il ou elle aimait de temps à autre la gaudriole et, en ce lieu, il n’était pas opportun de refuser quoi que ce soit au Captain…
Ce fut ainsi que Terence devint petit à petit l’amant de Milora. Certes, ils ne se voyaient que quelques courts instants qui se révélaient magiques tant étaient intenses leurs étreintes ! Puis elle remettait sa tenue asexuée, tandis qu’il bombait assurément de plus en plus le torse. Elle lui avait fait jurer de garder le secret… qui n’en était d’ailleurs un pour personne… la rumeur au sujet de Milora étant bel et bien fondée ! Ils s’aimaient de passion, car les sentiments de Terence vis à vis de Milora prirent bientôt le pas sur quelque commodité sexuelle. Elle lui octroya un poste distinctif, ici même, à Crazy City, à seule fin de l’avoir, selon ses désirs, à sa botte. Et comme Terence était en outre chargé de lui transmettre le rapport des activités des Lions d’argent, et ce trois fois par semaine, tous deux pouvaient ainsi se voir sans éveiller les moindres soupçons.
*
— Qui est Shirley ? demanda un homme à la voix singulière.
— C’est moi, répondit une jeune femme aux cheveux noués en arrière.
— Je peux vous offrir un verre ?… reprit la même personne.
— Si vous voulez… Prenons une table là-bas…
Ils se dirigèrent à la périphérie de la pièce, prirent place sur une étroite banquette, d’où ils observaient l’agitation se tenant dans la salle entière. Ils commandèrent deux pintes de bière allemande, et firent bientôt tinter les bocks…
— J’ai attrapé un coup de froid, avait repris la personne… C’est pourquoi ma voix est enrouée…
Shirley n’avait à mettre en doute que cet individu, qui venait de l’inviter à se désaltérer, pouvait avoir attrapé quelque refroidissement ; et, par là, avoir un début d’extinction de voix jusqu’à en déformer le timbre. Ainsi la phonation de cet homme ne pouvait dès lors plus la choquer. Et quand arriva l’heure de passer aux choses sérieuses, il n’y eut plus qu’à suivre le mouvement incessant des filles, reluquées au long de la soirée par les uns et par les autres, qui montaient de temps en temps le grand escalier trônant au milieu de la pièce et aboutissant aux douillets salons de l’étage du dessus.
Shirley grimpa la première ; il la suivit… Elle ferma, d’un petit tour de clef, le boudoir discret ; il commença à se dévêtir. Puis elle alla fermer les doubles rideaux de la fenêtre, afin d’avoir un peu plus d’intimité. Ce geste effectué, elle se retourna et ne put, d’indignation, s’empêcher de s’exclamer :
— Mais vous êtes une femme !
— Et toi, t’es une pute ! Alors t’es payée pour ça ! s’écria Milora.
— Mais j’ai jamais fait ça avec une femme ! s’indigna Shirley.
— Alors, t’improviseras… O.K. ?… Tu imagines… Tu cherches tes propres sensations de femme… Et pas un mot !… Jean et Théophus sont de mes relations…
— Alors, si Jean et Théophus… murmura-t-elle de dépit…
Elle ajouta cependant :
— Je ne vous garantis pas trop d’authenticité.
— “Il n’est pas de belles prisons ni de laides amours”. Ce n’est pas de moi, mais j’en ai oublié le nom, conclut Milora.
Terence Morlington venait à peine d’arriver à La tunique d’un soir qu’il avait déjà demandé après Shirley. On lui répondit qu’elle venait de monter avec un client. Il décida de l’attendre et se commanda un godet.
Ce fut soudain l’affluence. On vit arriver des gens en cravate, en nœud papillon, des mercenaires du cru, et bien d’autres. Car la conférence des officiels venait de se terminer, et avait été enfin dévoilé le compte rendu tant attendu. Les congressistes venaient à présent s’encanailler, avant de reprendre leurs avions respectifs et retrouver leur train-train.
Et, parmi eux, entra un jeune garçon. Il était en tenue militaire, et l’on eut grand peine à reconnaître Bill sous ce nouveau déguisement. Comment la passion pouvait-elle l’avoir dévoré à ce point pour qu’il eût refait en sens inverse tout le trajet déjà parcouru au prix d’efforts surhumains et de souffrances indéniables ?… Mais il était à présent ici, toujours aussi serein quoique peut-être un peu fatigué ; de plus, habillé de neuf, et par quel mystère encore ?!…
Certes, ça faisait déjà deux bons mois qu’il avait perdu de vue Shirley. Savait-il qu’elle vivait dans ce lieu ?… Ou était-il par hasard entré dans cette boîte à la recherche de son amour perdu ou de quelques indices pour la retrouver en faisant le tour de tous les lieux secrets de la Terre de raison, parfois connus de quelques initiés…
Ou peut-être avait-il déjà une grande habitude de ces singulières tavernes ? Toujours est-il qu’il avait aussitôt dévisagé, et d’un coup d’œil exercé, tout ce petit monde. Aussi s’était-il immédiatement aperçu que Shirley n’était point parmi la multitude de filles assises aux diverses tables ou même au bar. On se serait presque attendu à ce qu’il reparte sur-le-champ. Mais, bien au contraire, le jeune Bill prit ses aises, presque en habitué déjà, et, tel un client ordinaire, reluqua bientôt quelques filles en sirotant une “pécheresse” : une bière importée au goût de pêche. À moins que ce fût pour autre chose qu’il attendait ainsi, au cas où il aurait été particulièrement bien informé. Ou encore qu’il fût doué d’un sixième sens ou de quelque pouvoir médiumnique…
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