top of page

Pension des sinistrés

Pension des sinistrés : roman de Julien Gabriels
Premier extrait
4e de couverture

Attirée par des cris de femme dans une cave de cité, Chloé, en donnant des cours de rattrapage scolaire, ne pensait pas arriver au milieu d’un imbroglio dans lequel les protagonistes, amis à cette époque, finiraient plus tard ennemis mais sans même le savoir ; en passant les uns et les autres, sur fond de réseaux sociaux et d’éducation ratée, par la Pension des sinistrés, toutefois pas tous avec les mêmes objectifs ; et en se retrouvant bientôt mêlés à de sordides affaires criminelles dont l’élucidation mènera la police jusqu’en Russie.

Premier extrait

Ce fut pour Chloé, comme un déclic dans la tête. D’autres images se formaient à présent, se superposant à ce qu’elle vivait en ce moment même.

Une vaste aire goudronnée… Des tours… Un purisme géométrique… Des cubes, des parallélépipèdes rectangles, parfois des cylindres. Un univers en majorité euclidien.

Tout un monde qu’elle avait commencé à découvrir depuis deux années maintenant, et dont elle avait peu conscience, en dépit de ce qui circulait de temps à autre dans les médias.

Et y courait une similaire fillette ; car tous les enfants du monde se ressemblent, ont des comportements quasiment identiques. Elle la croisait souvent lorsqu’elle venait chaque semaine enseigner ici même.

Sur le côté d’une vaste aire goudronnée se tenait une barrière en bois dont les fibres avaient été polies par des milliers de bras qui s’y étaient accoudés et de pantalons aux fonds usés à force d’y être appuyés des heures durant. Appartenant à bien de désœuvrés, oisifs par mépris de la société.

On l’observait souvent de loin lorsqu’elle passait à proximité, car elle avait un joli « petit cul », et elle le savait bien… Le faisceau de regards, qui se dirigeait toujours vers elle tel un laser, la gênait parfois. Mais lorsqu’elle n’entendait qu’un discret sifflet d’admiration, elle était certaine qu’on la respectait néanmoins. Aussi, dans la plupart des cas, tout cela se terminait par un sourire ; lequel faisait du bien… Et ce fut sur cette ancienne gaité partagée que s’estompa cette vision.

 

— À quoi pensais-tu ? l’interrogea Jade.

Rien ne résistait aux enfants. Curieux de tout et du moindre regard, amusé, bienveillant, inquiet, qui quelquefois vous échappait.

Elle se surprit à lui répondre, en adulte.

— À rien…

— C’est pas vrai !… Tu dis un mensonge ! Je vois bien que tu pensais à quelque chose !

Et d’un air entendu, elle lui murmura :

— Dis-le-moi à l’oreille, je le dirais à personne…

— À rien…, je te l’ai déjà dit. Mais tu sais que tu es bien curieuse !… La curiosité…

— … est un vilain défaut. Ça, je sais…, c’est ce que me dit ma maman tout le temps. Je ne suis pas curieuse. Je cherche juste à savoir, c’est tout !

— Je pensais… – comme on ne peut rien vous cacher, mademoiselle… – je pensais… à une petite fille, comme toi, que j’ai connue il y a quelques années et… qui… était aussi mignonne que toi… Voilà…, c’est tout.

— Tu vois, tu pensais bien à quelque chose…, cela se voyait. Tu avais… le visage de celui qu’est dans la lune… quand la maitresse lui tape sur les doigts avec une règle en plastique en lui disant : « Je m’excuse de vous déranger durant la sieste ! »

— Et à part ça, as-tu bien travaillé aujourd’hui ? Oh, comment tu t’es fagotée ? ! Voyons ça, que j’arrange tout le paquet !…

Elle avait mis un genou à terre et remettait de l’ordre dans la tenue de Jade. Elle reboutonna convenablement son cardigan blanc, agrémenté de dessins d’animaux familiers, et dont Jade dans sa précipitation avait mélangé les boutons-pression colorés.

— Tu ne m’as pas répondu ! Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?… Voyons, tu as dessiné…, tu as colorié ?…

— Non, pas aujourd’hui. On a fait plein de jeux avec la maitresse… Et puis, j’ai fait des bêtises…

— J’imagine, comme d’habitude !

— Ah, parce que tu le sais déjà !… Qui m’a trahie ?…

— Non, c’est juste mon petit doigt qui me l’a dit !

Second extrait

Second extrait

Toute la journée, il avait plu à seaux. J’étais trempé jusqu’aux os. J’appréhendais presque de ne pas trouver d’hôtel et devoir encore une fois dormir sur le pavé. Je m’y étais habitué à ces nuits de demi-sommeil où l’on se demande en se couchant si l’on va se réveiller le lendemain. Mais telle était ma vie en ces temps de vache maigre ! Et je devais plus que jamais l’assumer.

Car j’avais réfléchi… C’est ce que, lors de cette escapade dans la grande roue de la place de la Concorde à Paris, en décembre de l’année précédente, j’avais sorti à l’enseignante des deux petites, celle qui avait failli me faire calancher un jour d’été, dans un couloir de caves de ma cité, et qui répondait au joli petit nom de Chloé.

Mon camarade, Kassim, avec qui j’étais auparavant en classe et à qui j’avais demandé des conseils, m’en avait foutu un coup… J’étais à ses yeux devenu un vaurien, un gibier de potence comme on aurait dit dans l’ancien temps. Bien sûr que j’avais des tas de choses à me reprocher, la plupart du temps accomplies avec les copains, aussi minables que je l’étais moi-même sans doute à l’époque.

Cette époque n’était pas si loin. C’était même hier… Alors, j’avais pris de grandes décisions ; et pas faciles !… Pour être un jour fier de ma vie, comme Kassim me l’avait suggéré. Il m’avait ouvert la voie. Il n’était pas encore quelqu’un, car toujours trop jeune, mais il allait assurément le devenir.

 

Sur un coup de tête, j’avais quitté le confort de ma cité, une cité de banlieue parisienne, pour monter dans la capitale : « monter à Paris » comme l’on disait. Le trajet ne fut pas trop long, juste quelques dizaines de minutes dans des rames merveilleusement taguées à l’extérieur. Quant aux billets, comme d’habitude, c’était la SNCF puis la RATP qui les avaient offerts. On en avait, avec mes anciens potes, une grande pratique, et l’on en faisait toujours bon usage… Ce furent cependant là mes derniers larcins, les ultimes malversations de ma vie.

Il y en eut un de plus, de larcin, quand même, dont je n’étais pas en totalité responsable. Pour me refaire, comme lorsque l’on perd au jeu, j’avais eu besoin – c’est ce que m’avait recommandé Kassim – d’un phone qui tenait la route, d’un smartphone haut de gamme. Le dernier iPhone sorti, assurément, aurait bien fait l’affaire. J’en parlai aussitôt à quelques connaissances, qui avaient un pote… qui lui avait un proche… qui pouvait contacter quelqu’un qui pourrait me l’avoir pour pas cher…, tombé du camion… Ah oui, quelquefois un carton tombait malencontreusement d’un camion !… Que faire alors ? Sinon l’ouvrir pour voir… Après quoi, certains étaient plus honnêtes que d’autres… Moi, je l’avais acheté cet iPhone, certes pour beaucoup moins cher que dans les boutiques, mais tout le monde sait que le fabricant se gave !… J’avais donc ma conscience pour moi, une certaine conscience, ma conscience de l’époque… Et je l’avais payé rubis sur l’ongle, en planquant trois jours pour des individus étranges à qui il fallait faire remonter les mouvements des uns et des autres : de ceux qui portaient des képis, de ceux qui portaient des casquettes à l’endroit, mais aussi de ceux qui préféraient les mettre à l’envers, de ceux qui avaient parfois une mine patibulaire, à savoir, souvent différente de la nôtre ; bref, toute une panoplie de gens indésirables, y compris quelques petits chefs de quartier qu’ils avaient, je ne sais pourquoi, dans le collimateur…, mes singuliers patrons du moment.

 

Aujourd’hui, en dépit de la pluie, j’avais vendu suffisamment de journaux « Le pavé » pour me payer un gite. Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, il s’agit d’un journal de rue, un journal social, un journal de partage. J’étais en effet devenu pour la société un SDF. Ce n’était guère enthousiasmant mais, petit à petit, on s’y accoutumait.

Et ce fut mon choix, mon choix d’homme libre. J’aurais pu rester dans ma cité, bien au chaud chez mes parents, tranquille comme on dit, pénard, et continuer à me la couler douce en faisant les quatre-cents coups dans le dos de mes vioques.

Une meuf et un ancien pote de classe m’avaient fait changer. Assurément, pour la gonzesse, c’était son fracassant coup de talon qui m’avait mis du plomb dans le crâne. Surtout, qu’il était ferré en plus, son talon, et quasi aiguille.

J’étais allé proposer mes journaux au parc de La Villette. Et je m’en retournais par l’avenue Jean Jaurès. De temps à autre, je levai les yeux vers de piteuses enseignes à seule fin d’y dégoter un petit hôtel pas trop cher où je pourrais m’offrir le luxe de me sécher puis d’y passer la nuit. Tout en marchant, je tâtai mon pécule dans la poche. Sur chaque journal vendu deux euros, il me revenait un euro cinquante. J’étais littéralement vidé, quasi transi en ce début d’octobre, et mon esprit était maintenant tout entier monopolisé par la recherche d’un lit.

Guère habitué aux voix célestes, je sentais néanmoins que quelque chose d’extravagant se produisait. « Pension des sinistrés », semblait-on me susurrer. Comment ma conscience aurait-elle pu forger un tel nom alors que j’étais à la recherche d’un gite tout à fait ordinaire ? Or cette appellation claironnait si fort dans ma tête que j’en fus quelques instants perturbé. « Pension des sinistrés !… » Serais-je ma foi un sinistré ? En mon for intérieur, je ne le pensais nullement ; à peine le résultat d’une économie décadente… et d’un trop grand laisser-aller.

L’imperméable que je portais n’était plus du tout imperméable, mais il faisait encore illusion par temps sec. Les mains dans les poches, je marchais comme un automate, tête baissée, pour ne point recevoir la pluie battante en plein visage. La nuit était maintenant tombée, et les réverbères jetaient sur le macadam des halos fades. Je scrutais les rares panonceaux qui auraient pu m’indiquer la présence d’un discret hôtel dans lequel les prix de chambres ordinaires auraient pu être à portée de mon escarcelle. Jusqu’à présent, je n’avais rien trouvé mais voilà que la chance me souriait…

À quelques dizaines de mètres, dans un passage peu éclairé, clignotait une enseigne si mal en point que le tarif d’une modeste nuitée ne devrait pas effrayer un sans domicile fixe…

« Pourvu qu’il ne soit pas complet ! » pensai-je.

Sur la façade décrépie, une inscription en lettres grossières avait été peinte à la bombe, sans aucune fioriture : PENSION DES SINISTRÉS.

J’entrai.

Dire au premier abord qu’il s’agissait d’un hôtel n’était point chose aisée. Mais cela y ressemblait néanmoins. Au fond d’un étroit hall où trônaient deux banquettes recouvertes d’un velours grenat tout élimé était un comptoir de bois duquel je m’approchai.

Un homme y était assis.

— Dis, mon gars, c’est-y qu’ t’es tombé dans l’canal de l’Ourcq ? !

Je lui répondis du tac au tac :

— Oui, mais il était à sec ! (Ce qui était véridique car on allait le curer, comme cela se faisait de temps à autre.)

— T’es un petit marrant, toi, mais es-tu au moins sinistré ?

Troisième extrait

Troisième extrait

Ils se séparèrent assez vite. Car Omar avait trop peur d’être surveillé par la police, quand bien même il était sous leur protection. Il suivit donc les conseils de Chloé, faire contre mauvaise fortune bon cœur ; se concentrer sur son apprentissage, naguère raté, de sa langue : la langue française. Chloé s’était ma foi particulièrement étonnée de tant de progrès en si peu de temps. Il faut dire qu’il y mettait du sien, passait aujourd’hui plus d’heures sur son smartphone qu’à vendre ses journaux. Dès qu’il avait gagné le minimum pour survivre au jour le jour, à savoir payer sa chambre d’hôtel et les repas, il s’arrêtait de déambuler pour se consacrer à ses inédites études ; ce crucial passeport pour plus tard espérer envisager une nouvelle vie, voire de prochaines formations qui le conduiraient à un vrai métier. Chaque jour qui passait l’éloignait donc de la Pension des sinistrés, mais à la seule condition que la fille sût respecter la promesse qu’elle leur avait naguère faite.

 

Vu le dernier épisode, le commissaire Trace avait tenu à ce que Maldonne continue son office en tant que garde du corps d’Omar. D’autant plus que la jeune femme s’était mise à table…

Omar Razak, quant à lui, ne savait d’ailleurs comment aborder avec son protecteur le problème de la curieuse intrigante. S’intéresser trop à elle aurait pu lui mettre la puce à l’oreille… Ne rien demander aurait paru tout aussi suspect. Il fallait doser l’avantage qu’il aurait à poser quelques pertinentes questions ; il tentait de peser le pour et le contre… Finalement, il se jeta dans l’arène :

— Monsieur Maldonne, l’interrogea-t-il un soir, je sais que ça ne me regarde pas, et que c’est du domaine de la police, mais que me voulait donc cette fille qui habite ma cité ?…

Il allait ajouter : « que je ne connais pas », mais il s’abstint…

— Ça reste ma foi confidentiel, mais je vais quand même vous en dire l’essentiel… C’est un mec qui l’a envoyée à la pension, pour déposer dans votre chambre, dont elle avait l’étage et le numéro, une lettre cachetée, avec votre nom dessus. Apparemment, elle ne vous connaissait pas. C’était un dernier service à rendre pour, elle aussi, avoir un iPhone. Décidément, ils tombent tous du camion, dans votre cité !… Et à l’intérieur, rien de plus grave que la première fois, mais le commissaire vous en parlera peut-être, juste une nouvelle mise en garde de vous tenir à carreau, et de ne rien dévoiler à la police qui mettrait en péril leurs différents et juteux trafics.

— Je n’en connais pas plus sur leurs trafics que ce que tout le monde, dans la cité, peut voir… Je ne suis pas dans leurs petits secrets… Je ne sais pas pourquoi ils s’attachent tant à moi… et s’acharnent… Surtout que je l’ai quittée, la cité !

— Je pense que ce qui les titille le plus, c’est le passage des Panoramas. Assurément, il y a du gros là-dessous… Ils ont peut-être peur que vous ayez reconnu le tueur. Qui sait s’il ne vient pas de votre cité aussi ?…

— Si je l’avais reconnu, je vous l’aurais dit. Je n’ai vu qu’un dos qui s’enfuyait…

— Mais eux ne le savent pas. C’est tout le problème, et l’équation qui nous reste à résoudre. C’est pourquoi le commissaire Trace tient encore à ce que je vous protège. D’ailleurs, la tentative d’empoisonnement est toujours à dénouer.

 

Cette nuit-là fut pour Omar Razak plus reposante. La menace à peine voilée que représentait cette fille s’était quelque peu estompée. Elle n’avait, semble-t-il, nullement parlé de l’épisode de la cave.

Mais quelle extraordinaire coïncidence que cette femme reparaisse quelques années après et mette sa nouvelle vie en péril ! À croire, pensait-il, que Chloé avait raison, que l’effet boomerang allait sans doute plus d’une fois lui revenir. Était-ce ça ce que d’aucuns appelaient : la volonté céleste ? Il était fort loin de tous ces faits religieux au nom desquels l’on avait toujours pillé, tué, profané au cours des siècles, et, quelles que soient les religions… C’était quelque chose qu’il ne pouvait comprendre : qu’au nom d’un Dieu, l’on se moquât bien de tous ses préceptes, ses enseignements, jusqu’à se jeter tout droit dans les bras des diables que l’on découvre de temps à autre sur des monuments… Tout cela le dépassait tant, qu’il préférait s’en ficher… Il n’était peut-être pas plus heureux, mais pas plus malheureux non plus…

Il n’avait osé interroger plus avant, Maldonne, sur cette meuf. Il lui avait juste demandé comment elle avait pu apprendre à crocheter une serrure, ce qui était ma foi singulier pour une fille. Maldonne lui annonça qu’on lui avait en effet posé la question. À laquelle, elle avait répondu que c’était un mec de la bande qui l’avait formée pour que la serrure de la chambre numéro 18, au quatrième étage, ne lui résistât pas longtemps. On lui avait alors suggéré, au cas où Moussab serait à l’accueil, de l’interroger sur le prix des chambres, et notamment pour l’un de ses copains, qui en avait besoin. Et naturellement, si le patron des lieux n’était pas sur place, de filer tout de suite au quatrième. Et si plus tard il la remarquait redescendant l’escalier, de lui dire qu’elle était montée voir un ami, mais qu’il n’était pas là. Et comme les uns et les autres avaient souvent quelques visites, son intervention passerait inaperçue.

Ces dernières explications rassurèrent un peu plus Omar Razak. À part le fait que la terre est grande et le monde est petit, tout comme il avait par hasard recroisé Chloé Dupré à la fête foraine du jardin des Tuileries, à Paris, rencontrée une première fois lors de cet épisode malheureux, c’était maintenant l’objet de cedit épisode qui tentait de le narguer… Comme si toute sa cité d’avant venait frapper à sa porte de la Pension des sinistrés, au moment où il désirait tant s’en échapper, de sa cité, comme pour lui rappeler qu’un destin n’est pas celui que l’on choisit dans la vie, mais qu’il s’enracine bel et bien aux premières heures de l’existence, et qu’on doit le porter à bout de bras, contre vents et marées…

 

© 2025 by Julien Gabriels - auteur

extraits de ses romans

Powered and secured by Wix

bottom of page