Acilie et la révoltion

4e de couverture
France : 2118-2148. La vie est rude sous les Républicats de Solis II et Solis III. Après une jeunesse éprouvante, Acilie, travaillant à présent au ministère de l’Évolution des idées, à l’exemple de sa mère animant une cellule de dissidence, est aujourd’hui, parmi bien d’autres, actrice de la révolution en cours… Aidée en cela par de proches voisins : un camp de « décados » originaux et quelques androïdes se différenciant des humains « black et white » d’alors, par leur « peau de couleur » occupant toute la gamme chromatique. Issu de cette « révoltion », et à la faveur d’une innovation d’envergure, le futur président-souverain qui sortira des urnes étonnera le monde entier…
Premier extrait
I
Les peaux de bêtes sauvages, dont elle avait entouré ses brodequins, laissaient sur la neige immaculée et dense les traces d’une chimère, tandis que les flocons tombaient drus, balayés par un vent cinglant qui les amoncelait en congères. Sa progression était lente mais plus que jamais déterminée. Nulle réunion secrète de la cellule locale ne pouvait être ajournée, même par temps de chien et météo apocalyptique ! Et Acilie s’y rendait…
Alors qu’elle cheminait difficilement dans des bourrasques dignes des blizzards, son laser d’autodéfense – trouvé par hasard dans un champ – pendant à une ceinture de cuir mise par-dessus ses habits, une meute de loups aux abois hurlait dans le lointain. Quiconque, qu’il fût humain, animal sauvage ou domestique, avait un jour gouté à ce laser, ne s’en approchait plus de sitôt ! ; beaucoup le portaient par le fait de manière ostentatoire quand cela s’avérait crucial… C’était le cas d’Acilie aujourd’hui qui, ainsi parée, ne craignait personne : ni bandits de grand chemin qui hantaient les parages, ni bêtes hostiles et carnassières, ni démons de toutes sortes. C’était bien le seul luxe qu’elle possédait encore – d’une extraordinaire efficacité pour dégoter l’aléatoire pitance de tout exilé en forêt –, hormis le « luxe » du dénuement le plus total ; lequel dénuement avait un jour conduit sa mère à émigrer d’un quartier sordide jusqu’en lisière de forêt, d’où on l’avait délogée bien des fois ; jusqu’au jour bénit où Acilie eut l’idée qui leur permit de rester définitivement sur place…
*
Acilie était l’unique fille d’Adalinde de Myrenthrée d’Isicourt, arrivée en forêt avec sa mère à l’âge de quinze ans, sous le Républicat de Solis III, troisième du nom, et, toujours, démocratiquement élu ; grâce au lobbying de suprêmes collèges électoraux à la solde du pouvoir en place, plus qu’enraciné.
Adalinde était à cette époque désœuvrée, en dépit de son bagage et de son éducation ; car elle avait renvoyé dans leurs lubriques fiefs des hardes de fifrelets[1], qui avaient bien des vues sur elle et son allure éminemment féminine. Or, sous les derniers Républicats, nul « bâtard[2] » n’avait l’envie de protester s’il voulait garder un peu de dignité, voire un quelconque travail. Alors peu rechignaient à être les vassaux d’asociaux, et beaucoup se complaisaient dans cet esclavage nouveau, faute de se relever les tripes à l’armagnac[3] !
Adalinde avait donc élevé seule sa fille, dans un environnement si hostile qu’elle avait fait de la demoiselle un roc de détermination, de courage et de bravade. Nul enseignement officiel ou pernicieux ne l’avait dès lors atteinte. Adalinde avait transmis à Acilie tout ce qu’elle savait, et rien que ce qu’elle savait, mais elle en savait beaucoup !… Acilie était devenue, au fil du temps, aussi douée que sa mère, aussi révoltée par le cours de la vie, aussi féroce et dure que la nature peut l’être en bien des circonstances…
La bise lui gerçait à présent les lèvres, mais, pas à pas, Acilie traçait son sillon. Elle progressait avec difficultés dans la neige immaculée, avec la détermination d’un être croyant en un avenir meilleur qui lui serait, un jour, assurément concédé. Dans quel état arriverait-elle à destination ? se demandait-elle ; épuisée, éreintée, gelée, ou encore dynamisée par ce cadre grandiose, opale, qui, tel un linceul, l’enveloppait et allait porter son âme vers des horizons nouveaux. Les croassements (kraa, kraa) des corbeaux dans le ciel l’accompagnaient dans son cheminement. Cela la rassurait de n’être pas seule à se démener dans cet environnement magique et inquiétant, tant par sa densité visuelle que par l’assourdissement de toute vie !
Encore quelques centaines de mètres à découvert, et elle rentrerait en forêt. Entretemps, les flocons de neige s’étaient dissipés ; ils voltigeaient de-ci de-là, selon l’humeur fantasque de bourrasques qui subsistaient de temps à autre, car le vent s’apaisait enfin. Certains d’entre eux s’étaient agglutinés sur les sourcils d’Acilie, sur ses pommettes saillantes, sur son nez délicat rougi par le froid. Il en était de même sur ses vêtements épais et son bonnet de laine.
Dès qu’elle eut atteint le couvert des grands arbres, la morsure du froid l’abandonna pour un temps. Parfois, un animal l’avait précédé, ivre de cette beauté immaculée. Ses traces serpentaient dans la poudreuse en se démarquant de cheminements rectilignes.
Un bruissement attira soudain son attention. Une forme sortit de dessous les fourrés. Au même moment, visible à travers une trouée parmi les arbres dépouillés, une volée de corbeaux surplomba la zone, très haut dans le ciel chargé et cotonneux. Acilie leva son arme devant l’individu qui, de loin, l’observait de ses yeux étranges. Elle visa. Aussitôt, l’un des volatiles vint s’abattre aux pieds du gars.
— Mi-a[4] ! Mi-a ! s’exclama-t-il.
Acilie le rejoignit peu après, tout en le fixant dans les orbites et en ne relâchant plus son regard. Il s’était tu, tandis qu’elle avançait dans la neige molle à quelques pas de lui.
— Il est à toi ! dit-elle. Pourti !
— Cimer[5], cimer, trop cimer !
— Ne me remercie pas ! C’était pour te montrer que ce qui pend à ma ceinture n’est pas factice !
Elle ne savait s’il avait compris sa dernière phrase. L’homme, à sa stature, à son vocable étonnamment réducteur, n’était qu’un descendant de lignées nées à la fin du vingtième siècle, qui s’étaient pris de passion pour une concaténation des mots, afin de véhiculer leurs états d’âme, d’ondes porteuses en ondes porteuses.
Acilie se retourna quelque peu et vit l’homme ramasser le gros oiseau encore chaud, estourbi à tout jamais par la chute vertigineuse qu’il avait eu à subir, paralysé par le rayon laser. Sans doute figurerait-il à un prochain menu.
Elle ne croisa ensuite plus personne sur sa route. Elle arriva à destination quelque peu exténuée. Aux abords du lieu de la réunion, elle distingua un premier androïde qui semblait faire le guet. Il l’accueillit avec un sourire de compassion pour sa hardiesse et son endurance. Dès qu’il l’eut reconnue sous ses habits chauds et épais, il entama la conversation :
— Bonjour, Acilie. Quel courage tu as de sortir par ce temps à ne pas mettre un chien dehors !
— Bonjour, Kildor, répondit-elle. Du courage, oui, il en faut un peu. Comment vas-tu ?
— Bien. Et toi ?
— Ça ira mieux dès que je me serais un peu réchauffée ! Je suis gelée !… Mais j’arrive enfin !…
[1] fifrelet : jeune homme séducteur
[2] bâtard : personne dans la précarité
[3] se relever les tripes à l’armagnac : avoir un peu de courage
[4] mi-a : ami
[5] cimer : merci
Second extrait
— Si, cé c’que jédi ! Y peuv just vou ropoploter1 !
— Alors, quand qu’tu viens à nos réunions ? demanda encore Adalinde.
— Si vouzy tené, z’viendré avec Ziphir et lé otres, une prochèn foi !
— Acilie et moi en serions très contentes, ainsi que tous les autres.
— Mé p’t’être qu’ j’conprendré patou !…
— T’inquète ! Z’avon quelqu’ andros ki t’expliq’ron tout !…
— Oui, oui, sé c’qu’madi Millos… z’avé paka m’bilé ! É zavé dubon drol…
— Ossi bon ke l’tien !
— Plubon ! Si ! si !
Théonias resservit à ces dames de bonne compagnie un autre verre de drol. Elles le déglutirent avec intérêt, mais avec parcimonieuses gorgées pour en mieux faire ressortir le bouquet. Sans conteste, le drol, celui que les décados fabriquaient dans leur alambic, n’était point mauvais, mais il avait un effet retard ! Et quand se manifestait cet effet, il était ravageur ! L’ascension fut donc périlleuse, mais toutes deux atteignirent malgré tout sans encombre la cime de l’arbre, car, s’il y avait un Bon Dieu pour les enfants, il y en avait un, nendoute, pour les ivrognes à la petite semaine !…
Aviodène de San Améringos leur avait demandé de le faire, et elles l’avaient fait : commencer à intéresser les décados à leurs discours « révoltionnaires ». Que pouvait-il d’ailleurs arriver de pire à ces ostrogots, que leur condition sans avenir ? !… Ils avaient l’expérience des larcins, ils avaient la gâchette facile, ils avaient le coutelas habile ; et parfois aussi quelques planches à billets, dans d’arrière-abris ; et ne rechignaient pas à sympathiser avec andros et humas !
Deux semaines plus tard, Théonias était enfin là, en sous-sol, en compagnie de Millos, Ziphir et Silos, les oreilles prêtes à devenir à présent des « esgourdes ». Le chef était arrivé avec une sorte de Stetson sur le crâne, couvre-chef qu’il avait à présent posé sur une chaise à côté de lui. De temps en temps, Ivain – l’andros à la peau couleur pelure d’orange et aux mains beige clair en dégradé, portant des lunettes pour le fun – se penchait vers l’un de ses pavillons (un tantinet décollés) pour lui traduire quelques éléments du topo quand il voyait qu’il ne semblait pas comprendre… Celui-ci acquiesçait le plus souvent d’un signe de tête. Puis vint le moment le plus intéressant, celui de la collation et le drol qui l’accompagnait. Il allait enfin pouvoir comparer… Acilie en profita aussitôt pour poursuivre le débat…
— Alors, qu’en penses-tu ?
— Fameu, vot’ drol !
— Je parlais du discours de ma mère…
— Zé patou compri ! Mé y’avé Ivain ki madi…
— Et alors ?
— Oué, dac pou se frité !
— Vous aimez ça, vous friter ?
— Oué, on s’ré pa dé décados !…
— Encore un verre de drol ?
— Just inpeu, jé monran a t’nir !
— Bien sûr, un chef doit rester un chef, en toutes circonstances, et savoir se tenir !
— Com k’tu di !
La réunion s’achevait. Acilie et Adalinde quittèrent le lieu les dernières. C’était à elles de fermer la cellule secrète, puis de camoufler son entrée. Elles avaient demandé à Théonias d’informer discrètement d’autres colonies de décados sur l’intérêt, un jour, de se révolter. Certes, ceux-ci se contentaient de leur vie de misère et de leurs petits trafics ; encore que leur existence n’était pas aussi indigente que celle de bien des personnes qui, elles, ne vivaient pas de trafics et de combines, mais de maints travaux et djobs peu lucratifs, tandis que d’autres s’empourpraient le bastingage2 ! Plus tard, Adalinde et Acilie regagnèrent leur maison haut perchée, éminemment satisfaites, car la cause progressait…
*
Ce matin-là, un messager était arrivé en quadri-mouveur. Il venait leur annoncer que le kimar de Saint-Justin avait demandé à toutes les « cellules révoltionnaires » de se tenir prêtes et d’accentuer leur préparation. Adalinde avait donc interrogé Théonias sur les armes dont il disposait, lui et ses décados. Mais elle n’en apprit rien ; car c’était chez eux un secret bien gardé. Tout ce qu’elle réussit à savoir, c’était qu’ils avaient un jour fait un sort à un fourgon, et son fourgonneur par la même occasion, et que le véhicule s’était avéré rempli d’armes de tous calibres. Pour quelle destination ?… Nul ne savait, car il n’y avait eu ni représailles ni enquête… En tout cas, dans l'hypothèse où l’on serait remonté jusqu’à eux, ils avaient fait en sorte de bien cacher le butin que personne ne retrouverait ; naturellement, dans le but de les utiliser un jour… Aussi Théonias pouvait-il, à tour de rôle, entrainer quelques décados à la manipulation de l’une ou l’autre de ces armes. Adalinde jugea le fait intéressant et encouragea l’initiative. Elle avait pu, quant à elle, acquérir un second laser d’autodéfense, et comptait bien en faire usage, un jour ou l’autre, autrement que pour descendre un corbeau ou un pigeon ramier, ou faire peur au gibier…
Pour la première fois donc, elle les incita à accentuer leurs larcins sur l’autoroute proche, selon leur technique de la tortue. Car mieux valait faire des provisions de toutes sortes et assurer ses arrières…
On en parla au demeurant peu après, à la cinévision, de cette recrudescence d’attaques et de vols un peu partout dans l’Hexagone, s’interrogeant sur ce qui se passait… Était-ce seulement la loi des séries, ou bien un mécontentement qui grandissait et qui se traduisait par la mauvaise humeur des laissés-pour-compte ?… Mais cela n’avait jamais inquiété aucun pouvoir, et encore moins aujourd’hui celui de Solis III. Quant aux différents kimars, qu’ils eussent fait partie de l’hyperdistribution, de l’industrie automotive3, de l’industrie énergétique ou celle de l’hyperluxe, ils ne faisaient pas grand cas de ces vols à la tortue, qui ne les concernaient nullement…
Un évènement vint accentuer le mécontentement général. Le ministre de l’Emploi et du non-Emploi élabora un texte qui allait obliger les ex-travailleurs4 à faire valoir leurs ex-compétences, gratuitement ou presque, auprès de l’État, tant qu’ils n’auraient pas retrouvé une activité. C’était une façon comme une autre de résorber une dette souveraine toujours bien trop importante, en diminuant le poids de la fonction publique. Naturellement, un tel projet avait peu de chance de passer auprès des Assemblées, pensèrent beaucoup ; mais c’était oublier l’oligarchie et ses nuisances lobbyïques ! Après tout, quoi de mieux que travailler, l’oisiveté étant la mère de tous les vices !… Le texte fut voté de justesse, et le chômage disparut à tout jamais.
Assurément, les ex-travailleurs n’eurent pas à se plaindre, rétribués au CCM (le cachet à croissance minimum). Entre le partage du travail pour les uns (six mois d’activité, six mois de repos) et les personnes gratifiées au CCM, le PNE (pôle du non-emploi) se vida de sa substance et de ses effectifs. L’ordi5 central n’avait plus qu’à contrôler le flux et délivrer les ordres de mission…
*
Flavian Lesur venait d’appeler Adalinde. Il voulait la rencontrer de toute urgence. Il avait une importante information à lui transmettre. Adalinde emprunta le di-mouveur d’Acilie et se rendit chez lui, à Meulan, à une bonne heure environ de Parians (le Paris intrapériphérique). Ce fut entre ses bras, car ils ne s’étaient pas vus depuis quelque temps, qu’elle apprit qu’Hector Milgran avait été arrêté. Il était accusé de fomenter un complot contre Solis III. Heureusement que les consignes avaient été strictes et les documents quasi inexistants ! ; et l’époque était révolue de soumettre les gens à la question !… ; mais on ne savait ce qui pouvait arriver s’il avait affaire à quelques brutes, même s’il y avait peu de chance qu’il parlât, ou si peu…
Il fallait néanmoins qu’elle fît attention à elle, et qu’elle évitât d’ouvrir la cellule tant que l’orage ne serait pas passé… Nécessité était donc de faire circuler le message au plus vite, et de se terrer dans l’anonymat pour un temps…
C’était le moment de flatter le pouvoir dans le sens du poil, qu’on la vît souvent dans son travail de documentaliste chez le vice-ministre, ainsi qu’en redresseuse cybernétique chez quelques personnes en vue et bien placées, comme le ministre et ses ouailles. Peut-être arriverait-elle ainsi à savoir ce qu’il adviendrait d’Hector Milgran après les quelques gros titres que la presse ne manquerait pas de servir dans les prochains jours… Adalinde en était toute remuée, car elle se doutait que le pouvoir avait le bras long, et que la « révoltion » n’était pas encore gagnée. Au moins fallait-il qu’on ne l’étouffât pas dans l’œuf !…
Le lendemain, elle était de retour à son bureau, chez le vice-ministre de l’Éducation, à l’écoute de la moindre information confidentielle qui aurait pu filtrer sur l’arrestation d’Hector Milgran… Monsieur Endrien Boscot l’avait accueillie à son arrivée – juste avant de se rendre à une réunion en province –, et lui demanda la préparation d’un discours étayé, pour le lendemain midi…
« Nous devons, lui avait-il annoncé, minimiser l’action de ce terroriste de la pensée qu’est Hector Milgran. »
Il l’avait bien connu, ce Milgran, quand il était adolescent puis étudiant. Ils avaient, poursuivait-il, étudié dans le même lycée…
« Déjà, tout jeune, il avait une parole révoltionnaire, fana de la fin du XVIIIe siècle où étaient nées tant de belles idées… Oui, oui, sauf qu’on raccourcissait les gens, en veux-tu, en voilà ! Ah, il s’est mis dans de sales draps ! Mais c’était un bon copain, même si ça fait un bail qu’on ne s’est plus croisés… Faire la révoltion ! La révoltion ! Pourquoi pas la révolution comme au temps jadis, pendant qu’on y est !… Avec des vanupieds, des crève-la-faim ! Pourquoi pas des décados !… Il va falloir que j’essaie de parler au président-souverain, pour le sortir de ce merdier !… Ce n’est pas un mauvais bougre, Hector, juste un rêveur, un doux rêveur !… Quand on le connait, on sait qu’il ne ferait pas de mal à une mouche ! D’ailleurs, ça n’ira pas loin… C’est Sinamovitch, aux Renseignements de l’État, qui l’a coincé, parait-il. Un drôle, ce Sinamovitch ! Il voit des complots partout !… Allez, Adalinde, il faut que je vous laisse !… Mon chauffeur s’impatiente… Je compte sur vous, faites-moi un beau discours ! »
Adalinde était déjà plus rassurée !… Nendoute qu’Endrien Boscot saurait tirer leur ami de cœur de ce mauvais pas. Restait à patienter, et attendre de meilleures nouvelles.
Hector Milgran fut en effet exhibé à la cinévision. Il avait dû, vu les ecchymoses apparentes, être violenté quelque peu ; comme tous s’en doutaient, il n’avait point parlé… Seul ce Sinamovitch maintenait ses affirmations, contre vents et marées !… Des personnalités vinrent au secours de Milgran, ne croyant nullement à un complot, comme Endrien Boscot et bien d’autres. Qui donc pouvait aller contre l’ordre établi depuis maintes et maintes générations ? !… Car s’était créé un équilibre, certes bien imparfait, qui s’était imposé de lui-même : il y avait les nantis et les privilégiés, puis les pauvres et les faméliques. Entre les deux, rien ou presque rien… Les deux pôles se regardaient donc en chiens de faïence et se toisaient, immobiles.
Hector fut enfin relâché, faute de preuves suffisantes. D’évidence, il devait dès lors être surveillé de près, et il n’était plus question pour lui d’aller prêcher la bonne parole dans des cellules, ici ou là… Mais l’essentiel avait d’ores et déjà été fait, et tout le monde avait reçu l’ordre de se tenir coi, au moins un certain laps de temps.
La future « révoltion » marqua une pause.
1 ropoploter : apprécier les femmes avec les yeux
2 s’empourprer le bastingage : s’enrichir d’une ou d’autre manière
3 industrie automotive : industrie des déplacements individuels
4 ex-travailleur : chômeur
5 ordi : ordinateur
Troisième extrait
XVI
Même si le kimar de Saint-Justin recevait avec grand intérêt les idées des uns et des autres pour faire progresser la « révoltion », il était souvent perplexe sur la faisabilité des solutions préconisées. S’il n’y croyait parfois guère, il permettait cependant à certains de mettre en œuvre leurs suggestions. Il avait accueilli avec circonspection la proposition de Flavian de fabriquer une sorte de clone de Solis III. Que pourrait-on en faire, sinon le promener dans des manifestations ou lui faire tenir une allocution de mascarade sur le podium de la place du Républicat ? Au moins, cela aurait comme effet d’amuser le pouvoir qui percevrait, même d’une oreille distraite, le discours que le peuple aimerait entendre du plus haut représentant de l’État. Aussi le kimar de Saint-Justin avait-il donné son accord. Or, si Flavian pouvait faire vivre l’âme du chef de l’État, il n’avait aucune compétence pour en concevoir l’enveloppe corporelle qui devait être aussi réaliste et fidèle que possible. Certes, il connaissait bien une fabrique d’androïdes, mais avait-elle seulement en réserve des peaux de « black et white » ? Il n’en savait rien. Interroger les responsables l’aurait mis aussitôt dans une grande suspicion. Est-ce qu’on ne l’aurait pas dénoncé aux autorités ? Pour quelles raisons au juste, une personnification de Solis III ? Pour un musée, une place, un divertissement médiatique à réalité induite ? Autant de questions qui pourraient le gêner… Naturellement, l’idéal serait une commande officielle, même quelque peu falsifiée et usurpée. Il pensa tout à coup à Acilie. Ne travaillait-elle pas au ministère de l’Évolution des idées, où elle avait tous les éléments pour fabriquer faussement un acte certifié ?
Il fit passer le message par Adalinde, qui le retransmit de vive voix à sa fille. Acilie en parut emballée ! Si elle avait déjà eu l’occasion de manifester, sous des masques particulièrement choisis, elle avait là une autre façon de se porter au secours de la « révoltion » qui piétinait… Elle rechercha aussitôt les commandes d’humanoïdes envoyées par le ministère qui l’employait, pour en connaitre la rédaction usuelle et les signatures des donneurs d’ordre. Elle mit dans la confidence son amie Asminthe. Elle ne l’informa cependant pas de toutes les raisons de tenter d’organiser, en catimini, ces instructions non officielles, usant de bien de stratagèmes pour lui cacher l’utilisation qui pourrait en être faite, préférant parler de mascarades et de farces…
Asminthe avait la chance de participer à la rédaction de rapports qui servaient ultérieurement aux plus hauts responsables du ministère pour des synthèses de travail entre plusieurs corps constitués. Elle mit la main sur quelques bons de commande envoyés à un fournisseur d’androïdes. De ce fait, rien n’était plus simple ensuite d’en imiter un, de bon, dans sa transcription et ses signatures, pour passer commande d’un clone du président-souverain en prétextant même « secret défense ». Et cette dernière venant du ministère de l’Évolution des idées, personne ne se permettrait même d’interroger qui que ce fût !… Bien au contraire, tous mettraient un point d’honneur à opérer et coopérer dans la plus grande discrétion, et façonner le personnage avec la plus grande minutie. Du reste, peut-être que cette figure virtuelle devait servir à protéger le président-souverain dans des circonstances exceptionnelles que seul le ministère de l’Évolution des idées avait sans doute envisagées…
La fausse commande fut donc passée par Acilie, en toute confidentialité. Puisqu’il s’agissait de « secret défense », elle affirma qu’on l’avait chargée, une fois l’œuvre réalisée, de venir sourdement la retirer, sous le nom de code d’« opération Matabo ». Tout au moins, c’était ce qu’elle avait dit de vive voix. Et quand lui fut signifié le jour J, elle débarqua avec une voiture du ministère, sortie du garage de maintenance, grâce à un ami de Kildor, tout comme lui, androïde. Conduite par Kildor en personne. À la fabrique, voir un « être de couleur » au volant d’un véhicule à cocarde n’étonna personne, car ces humas étaient souvent préférés aux habituels chauffeurs quand devaient être préservés bien des secrets ! Il suffisait alors d’effacer partie de la mémoire des androïdes pour que plus rien, et à tout jamais, ne filtrât…
Le conteneur où l’on avait logé « l’opération Matabo » avait été rapidement et furtivement placé dans le coffre de la voiture, laquelle ne s’était pas attardée. Et puisque c’était confidentiel, Acilie avait payé en espèces sonnantes et trébuchantes, puisées dans la cassette des décados… Le directeur avait ensuite, devant ses yeux, détruit tout acte de commande officielle, et si ce n’étaient les rares ouvriers – tous habitués à une grande réserve – qui avaient œuvré sur l’objet en question, d’ailleurs parmi bien d’autres représentations de figures connues à travers le monde, personne n’était au courant de l’affaire !
Une fois le double de Solis III dans la limousine, Kildor fila à Meulan chez Flavian Lesur. Acilie et Flavian descendirent le carton au sous-sol du pavillon. Acilie ne s’attarda guère et revint prendre sa place au côté de Kildor, qui n’avait pas quitté le volant. La voiture ministérielle repartit aussitôt, car il fallait qu’elle regagnât au plus vite son parcage.
Flavian entreprit de déballer séance tenante l’objet dans son garage où il avait installé un atelier.
Depuis des jours, il travaillait sur les programmes qui donneraient vie à cette enveloppe corporelle, pour le moment un tantinet inerte. Il avait, par chance, précédemment collaboré avec cette fabrique d’androïdes, à de similaires personnages, à qui il avait ensuite créé une âme. Aussi avait-il d’ores et déjà tous les schémas de fonctionnement des articulations évoluées, mis au point sur de semblables séries, de même que les algorithmes affinés et testés, qui, une fois implantés, feraient en sorte que le président-souverain allait se mouvoir…
Plus tard, la poignée de main que lui donna le « président » – cette fois, animé par intelligence artificielle –, fut plus chaleureuse que jamais !… Ce président fit même quelques pas dans le garage pour montrer qu’il était ainsi à l’aise partout… Et s’intéressa bientôt au bric-à-brac de l’homme, lui demandant à quoi pouvaient bien servir tous ces outils à portée de main, des plus gros aux plus miniaturisés…
Flavian, quelque peu intimidé devant son « président », allait lui répondre, quand il s’aperçut qu’il se faisait prendre au jeu, tant se révélaient éblouissantes certaines fonctions, ainsi que, mettant à profit l’intelligence artificielle embarquée, le champ visuel de l’humas… Il ne manquait plus que quelques mimiques, typiques de Solis III, à injecter par la suite, pour que fût irréprochable l’illusion !… Ce ne serait que quelques soirées de travail de plus avant que l’automate pût remplir son office !…
Les jours suivants, afin de parfaire le produit, Flavian Lesur dina en compagnie du « président-souverain », avec quelques sauvegardes d’extraits de la cinévision à l’arrière-plan, pour se rendre compte d’éventuelles dissemblances entre l’homme à l’écran et celui qui lui faisait actuellement face… Il régla ainsi les derniers détails ; et quand nul n’aurait pu affirmer lequel des deux était le vrai, Flavian déboucha une bouteille de champagne pour fêter l’évènement !…
Il ne lui restait plus qu’à prévenir Adalinde, puis de lui demander de prendre rendez-vous avec Théonias pour la livraison, en catimini, du colis animé…
Ce qui fut fait deux jours après…
*
Le quadri-mouveur, qu’ils avaient choisi équipé d’un coffre artisan dont le volume s’était avéré suffisant pour contenir le carton du clone, avait été dissimulé sous des branches pendantes et fortement feuillées. Aussi, dès la tombée de la nuit, une fois la porte de la cache en sous-sol proprement refermée, s’était-on senti en totale sécurité ; sécurité d’ailleurs amplifiée par la noirceur qui, d’un coup, à cette heure, enveloppait la forêt, et par les loups androïques qui hurlaient à proximité, effrayants ; décourageant ainsi les plus hardis promeneurs.
Avec précaution avait été descendue l’effigie dans son conditionnement soigné. Elle n’attendait plus qu’on la déballât, tel un surprenant et splendide cadeau de Noël ! Théonias et Millossiphène étaient du reste aussi excités que des mômes espérant, avec envie et le cœur battant, découvrir au plus vite leur joujou tant désiré !… Flavian les fit encore patienter, tout comme l’auraient fait des parents envers leur progéniture. Car il fallait d’abord commencer par remiser les précédents passagers, les faire regagner leurs pages d’Histoire ! Quand ces derniers eurent définitivement rejoint leur linceul de carton, tous trois déballèrent, avec la plus grande attention, le « président-souverain ». Celui-ci, désormais debout, même immobile, s’avérait si ressemblant qu’il impressionna beaucoup les deux barons qu’étaient Théonias et Millossiphène. Certes, ceux-ci faisaient partie des services secrets des décados, et, en tant que tels, savaient tenir leur langue, mais il n’empêche qu’ils auraient bien invité tout le campement à venir ici saluer Solis III ! ; sauf que personne d’autre que les barons du camp ne devait connaitre ce lieu enterré !
— Si je lui serré la paluch ?…, interrogea Millos.
— Tu peux le faire, lui répondit Flavian.
— J’peu vrément l’fair ?…
— Il ne va pas te manger ! réitéra Flavian Lesur.
Millossiphène avança sa mimine, prudemment. Flavian avait mis l’une de ses mains dans la poche de son blouson et, sans faire grand mouvement, actionna un minuscule bouton sur un petit boitier de commande. Alors que le recados approchait ses doigts, qui n’étaient plus qu’à quelques centimètres du mannequin immobile, ceux du président s’animèrent et se tendirent, tandis qu’on entendait ce dernier entamer d’une voix bienveillante :
— Bonjour, mon ami ! Je suis heureux de vous rencontrer ! Vous et vos collègues m’avez réservé un aimable accueil, et je vous en remercie.
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