
Le califat d'Hélios

4e de couverture
Ne cherchez pas le califat d'Hélios, interdit aux non-bédouins, sur votre mappemonde… Il se situe dans un lieu où la géopolitique évolue plus vite que la cartographie. Au siècle dernier, au tout début des nineties, Jerry Palmer, businessman américain, et moi-même, Français, l'avions découvert par hasard en plein désert.
Nous y fîmes fortune, et y trouvâmes l'infortune. Nous y découvrîmes le rêve, la passion ; nous y rencontrâmes le vice et la vertu.
Nous vécûmes à l'intérieur du califat d'Hélios tout ce qu'une vie désordonnée peut apporter de turpitudes… Jerry jusqu'à en devenir son calife ; et moi jusqu'à disparaître dans les sables d'Hélios tandis que s'éteignait à tout jamais le califat après avoir brillé un temps comme une luciole…
Premier extrait
I - Mais quelle mouche m'avait, ce jour-là, piqué, moi Pierre Landier pour que je tente, à mon âge, pareil exploit ?! Je n'étais guère aventurier dans l'âme, mais peu à peu l'étais devenu…
Et depuis des jours et des lunes, je souffrais… Le jour, par des chaleurs carrément dessiccatives ; la nuit, par la morsure du froid qui faisait éclater la roche rencontrée, préalablement chauffée à blanc.
J'avais, la veille, fêté mes quarante-cinq ans dans le désert, à la frontière de l'Arabie Saoudite et de la Jordanie.
Je m'étais envolé de Paris pour Amman. J'avais pris un minibus à Wahdat Station pour Pétra, l'un des plus beaux sites du Proche-Orient. J'en avais profité pour admirer la merveille architecturale des nomades Nabatéens creusée dans des grès étincelants, rouges, jaunes et bleus, dont les dessins naturels, étrangement sculptés par la couleur des pierres, rehaussaient la grandeur.
Puis, de Pétra, j'avais gagné Wadi Rum – plus connu comme le mythique puits de Lawrence d'Arabie – à deux heures de route environ. Ici la montagne tombait en à-pic sur le sable des vallées, s'épanouissant en falaises rouges, m'obligeant d'admirer la majesté de la nature à l'état pur, et rêver.
Et de là, j'avais préparé mon odyssée : rallier Al Jawf, un site archéologique situé en bordure des dunes du An Nafud, au nord de l'Arabie Saoudite.
*
J'avais à présent des cheveux poivre et sel, une barbe aux reflets argentés taillée amoureusement chaque matin. Je m'étais coiffé d'une casquette ajourée avec une large visière qui surplombait un profil anguleux, portais un short de toile kaki et un ceinturon de cuir patiné, dégotté un dimanche aux puces de Saint-Ouen. Avec des sandales aux pieds et un extravagant barda sur le dos et sur les hanches, j'avais l'allure d'un chef scout qui se serait fait surprendre par le cours de la vie.
*
D'un pas tranquille d'automate, suivant un rythme régulier, un rien saccadé, comme si mon corps paraissait déséquilibré par l'équipement inhabituel qui tintait sur son bassin, j'avais parcouru des milles et des milles et rencontré que du sable et des cailloux.
Désormais, seule la montre sophistiquée que je portais au poignet sous un sweat-shirt blanc rythmait ma vie. D'ailleurs elle annonçait chaque heure nouvelle en carillonnant. Alors avait lieu tout un cérémonial qui, hors du contexte, aurait prêté à rire.
*
Je m'arrêtais dès que le dernier coup avait retenti. Et, sans avoir besoin de jeter les yeux sur le cadran, savais l'heure. Sur le sable, j'étendais une natte de mousse, me déchaussais, prenais soin de mes pieds comme de purs trésors, les inspectant sur toutes les coutures pour être certain qu'ils ne fussent blessés, avant de leur prodiguer les soins nécessaires, en rapport avec l'effort fourni. Afin d'hydrater une peau terriblement éprouvée, j'appliquais grassement crèmes et onguents.
Puis je sortais de mon sac un impressionnant thermos qui conservait à une température idéale l'eau à consommer dans la journée, prélevée au lever du jour sur la réserve qui, elle, s'était rafraîchie durant la nuit ; réserve qui, de puits en puits, d'oasis en oasis, s'avérait de très loin le plus gros du fardeau. Je me contentais de quelques gorgées, à peine suffisantes. Enfin, avant de repartir, je prenais soin de faire le point ; d'abord, avec la boussole qui pendait à ma ceinture ;
Second extrait
Ce jour-là, et pour la première fois de ma vie, je passai ma nuit dans une geôle. Bahira n’avait pas été garce… à peine femme…
Séance tenante, l’on m’arrêta, me mit les fers, me conduisit dans un trou à rats !
Et ses yeux maquillés, d’habitude si grands, si bons, n’exprimaient plus rien ; des yeux vides et lointains, si différents du regard que j’avais jusqu’à présent connu.
Bien plus tard, l’on vint me chercher pour me soumettre à la question. Rituel insensé, rappelant des époques qu’on aimerait à jamais révolues.
Qu’étais-je venu faire dans ce pays ? m’avait-on demandé. Certes, j’avais eu des heures pour y réfléchir, une nuit entière, ou peut-être deux, car ne filtrait même de nulle part la moindre clarté. Je m’étais effondré sur une paillasse qui empestait l’urine. J’entendais des bestioles qui couraient, volaient, mais que je ne pouvais voir. Puis on m’apporta un bout de mèche qui, durant quelques minutes de lueur blafarde, me permit de rester digne en explorant les commodités du bouge. Après quoi, dans le noir, l’odeur suffisait à se repérer.
Ce n’était leur mentir que de parler de tourisme d’abord, puis d’accident ensuite. De fatalité. Voire de destin.
Quand je vis que l’on formait sur une feuille de papier trois lettres anodines : S P Y, mon sang se glaça dans les veines. Ça y était ! ; on me couvrait d’opprobre ! ; on me prenait pour un espion ! Devrais-je cette fois y perdre la vue, à tout le moins l’œil droit énucléé ?
Je reçus quelques coups, mais ne pouvais en dire plus. Je demandai bien la présence d’un avocat, réclamai le consulat de mon pays, et bien d’autres choses encore que l’on prenait d’ailleurs pour des balivernes :
— Ana feransâwi… ana feransâwi…
J’avais beau crier et re-crier : ana feransâwi, c’est-à-dire : je suis français, cela les laissait de marbre. Savaient-ils seulement où était la France ?!
Aussi retournai-je bien vite dans mon trou où, à partir de ce moment-là, je ne vis plus l’ombre de nourriture.
Comme on avait l’air de m’oublier, je pensai que j’allais à coup sûr crever dans ce cachot. Enfin, tant que je le pouvais, je n’avais nullement l’intention d’avouer n’importe quoi, ou de dévier d’un iota de mes précédentes déclarations. Mais je commençai à être amer. Ah, que l’on n’était récompensé à secourir les autres ! Je jurai en moi-même que l’on ne m’y reprendrait plus !
Tout à coup s’approchèrent des pas. Le verrou crissa et grincèrent les gonds usés cependant que s’ouvrait la porte massive.
Une torche m’éblouit. On m’arracha de la paillasse. Je vacillai. On me retint. Lorsque j’arrivai à l’air libre, je dus fermer les yeux, tant me brûlait la lumière ; et c’est totalement aveugle, littéralement tiré par mes geôliers, que je gagnai une salle où je ne vis dans la clarté acide, au début, que des ombres.
Je m’attendais à un nouvel interrogatoire musclé, suivi ou précédé d’une avalanche de coups, quand j’entendis comme dans un rêve la voix de Jerry :
— On fait le malin ! on abandonne ses amis !
J’avais l’impression de délirer, mais je sentis que l’on tripotait les chaînes qui m’entravaient les pieds. J’essayai bien d’entrouvrir les paupières ; l’intense rayonnement me les faisait refermer. Je me rendais compte de passer de gardes en gardes. Sur les chevilles, me pesaient pourtant toujours autant les fers, simple illusion. Mais le bras qui me saisit alors n’avait plus la même force de brute, mais d’icelui se dégageait un enivrant parfum.
Une autre poigne, peut-être un peu plus musclée, celle-ci, me saisit sous l’aisselle, et je fus traîné, si j’en jugeais par le souffle chaud qui me fouetta soudain le visage, au-dehors. Au même moment, un timbre que je ne connaissais que trop bien, dit simplement :
— Shokran.
Un concert de voix lui répondit en arabe, mais je n’en compris guère le sens.
— Tu es un peu pâlot, me dit Jerry. As-tu au moins mangé à ta faim ?
Heureusement qu’ils me soutenaient, car mes jambes flageolaient. Ne pouvant ouvrir les yeux, je ne savais quel étrange spectacle nous pouvions former, et si, sur le parcours, se trouvait du monde pour se repaître d’un pauvre hère honteusement trompé.
Soudain, je sentis l’ombre bienfaitrice d’une verdure abondante. Et pour la première fois, j’entrouvris un œil sur, à distance, des prunelles fardées qui avaient retrouvé toute leur expression mystique.
— ’ezzayyak ? me dit-elle.
Elle avait le culot de me demander comment j’allais, après ce qu’elle m’avait fait ! Car j’avais été libéré aussi bizarrement qu’interné ! Et à chaque fois, elle était là : mi-ange, mi-démon.
Je ne pouvais décemment lui répondre que j’allais bien ; je n’avais pas mangé depuis trois jours, avais senti sur mon corps endolori le souffle de la question, devais puer pire qu’un bouc !…
Non, tout cela serait trop facile !… Je décidai de lui tirer une mine de déterré, ce qui, vu ma gueule de papier mâché, n’était pas difficile.
Pire qu’un bouc ! On me fit aucun affront… mais je me sentis irrésistiblement attiré par un trou d’eau. Je soupçonnai déjà que l’on m’y eût poussé. Une fois dans la mélasse, il n’y avait plus qu’à barboter, tel un canard. Ce que je m’empressai de faire, car je me doutai que tout cela n’était encore fortuit. Deux hypocrites me tendirent aussitôt une main secourable en me demandant comment j’avais pu glisser.
Mais qu’à cela ne tienne, je leur garderais un jour un chien de ma chienne !
— Tu n’as plus maintenant qu’à te changer de la tête au pied ! me dit Jerry.
Dans le fond, j’aurais presque dû les remercier, ils m’avaient évité le déshonneur. Le gros de l’odeur avait disparu, et le soleil était si intense que mes vêtements furent quasi secs, voire repassés, quand nous arrivâmes au camp. Entre-temps, mes yeux s’étaient réhabitués à la clarté, et quelques dattes grignotées sur le chemin m’avaient presque remis d’aplomb.
J’étais fait comme un chien fou, mais je fus accueilli comme un pape. Bahira, une fois dans sa famille, ôta son masque et me fit un large sourire.
— Veux-tu te changer ? dit-elle.
En vérité, la question était absurde. Je disparus, farfouillai dans mes effets, et revins propre et beau comme un sou neuf.
Et il y eut le café, quel délice ! Et le thé, quel autre délice ! Puis Aoud m’annonça que Bahira était revenue d’Al Jawf navrée de m’avoir perdu, mais sûre quant à mes capacités de retrouver seul le chemin du retour. Pourtant, comme on ne me voyait point reparaître, elle y était retournée le lendemain afin de me retrouver. Était revenue bredouille. Puis, accompagnée de Jerry, m’avait enfin déniché. Pour le bonheur de tous, car l’inquiétude grandissait. Et l’on ne comprenait point que j’eusse abandonné Jerry.
Ah, la garce ! Devais-je dénoncer son manque d’honneur, voire sa forfaiture. Je la dévisageai. Ses yeux me supplièrent. Mais fallait-il faire un pacte avec le diable ?…
Comme de coutume, elle se tenait à l’écart avec les autres femmes, nous laissant entre hommes, mais n’arrêtait pas de me lorgner pendant que je buvais ma seconde tasse de thé, et qu’on passait des dattes. Après tout, je m’en sortais presque bien. Je ressentais sans doute quelque pressentiment… ce brusque internement, puis cette sortie grand-guignolesque…
La lumière se fit quand Jerry vint me chercher pour que je visite son troupeau.
Il y avait là quatre dromadaires, un mâle et trois femelles, que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam : Ghazala dont je ne renouvelle pas la présentation, puis Rimala, Razzia, Shegga.
Ghazala reprit son même geste affectueux : « tu vois qu’il valait mieux nous lâcher les babouches » me susurra-t-elle à l’oreille ; à moins que je fusse assez doué pour en faire la traduction.
Arriva peu après Bahira, qui se cala près de son Amerloque de Bédouin. Et lui ajusta sa coiffure, car porter dignement l’akal n’était pas encore une chose que l’on apprenait dans les campus américains. Puisque l’homme était devenu un vrai méhariste, elle, la Bédouine, pouvait maintenant devenir sa promise.
Bon Dieu, mais c’est bien sûr !
J’étais naturellement l’empêcheur de tourner en rond.
*
Après tout, qu’ils aillent tous au diable ! J’en avais fait assez. Je rentrais à Paris… Il est vrai qu’avec de tels hurluberlus, je ne pouvais même me concentrer sur un exploit à peine ébauché ; ou le préparer à nouveau dans ma tête. Mieux vaudrait plus tard retenter le tout.
Et probablement que je risquais moins à faire le récit de tout ça dans un bureau de police parisien.
Quoique…
Cela méritait réflexion. Demain, il ferait jour…
*
— Jerry, verrais-tu quelque inconvénient à ce que je reste encore un peu avec toi ? Je pourrais t’aider à soigner tes chameaux. Je…
Comme je voyais Jerry, sorti tôt pour soigner ses bêtes, pour la première fois ce matin, il vint vers moi, frotta son nez contre le mien en me débitant une litanie arabe encore un peu hésitante, bientôt complétée par quelques mots d’anglais puis finalement un bonjour en français. Etait-ce son amnésie qui lui avait permis de si vite endosser la coutume du salut traditionnel ?… En tout cas, c’était chaleureux, même si la moustache qu’il s’était laissé pousser, m’avait donné envie d’éternuer.
— Soit, mon frère… dit-il. Sais-tu au moins parler à un chameau ?
Là était toute la question. Il me semblait que je comprenais assez bien ce qu’ils essayaient de me dire. En revanche, leur parler… c’était une autre affaire ! Quand il vit mon hésitation, il me tapa dans le dos :
— Je t’apprendrais, dit-il. Shemâl, yemin, fô’, ‘awâm !, be-shwêsh ! Nous pourrons aussi avoir les premiers chameaux polyglottes des sables.
Cette dernière idée me plut assez bien. Je me voyais déjà sur un prochain marché vendre une nouvelle image de marque… notre image. Chameaux trilingues… Peuvent servir d’interprètes. Idéal pour l’exploitation du touriste. Ne restait plus qu’à trouver l’accroche publicitaire : “Jerry Palmer, le camel d’enfer !” ; ou encore “Le pèlerin exige de lui qu’il soit polyglotte : Jerry’s camels, les seigneurs du désert” . Restaient à affiner les slogans… On pourrait toujours s’adresser, le cas échéant, aux spécialistes internationaux, qui savent lire à un moment lambda dans l’âme d’un peuple.
Ainsi devins-je le bras droit de Jerry et de sa promise : Bahira. Cela allait on ne peut mieux. Comme dépaysement, le rêve !
Nous restâmes dans le clan, jusqu’au mariage.
Ah, le mariage !…
En grandes babouches !
Il dura deux jours, comme le voulait la tradition, même si ce clan, avec intelligence, s’adapta quelque peu à ces circonstances exceptionnelles…
*
Bahira avait reçu en dot trois chameaux, ce qui du coup augmenta le cheptel de Jerry, ainsi que deux chevaux. Pour l’occasion, on orna leur chanfrein de gourmettes d’argent ; on tressa des brides colorées.
Les femmes préparèrent la mariée que, selon la coutume, nous ne pûmes voir. Car c’était le seul apanage du marié, Jerry en l’occurrence.
Le repas fut interminable. L’on servit un délice de mouton rôti accompagné de riz. Et, comme d’habitude, il n’y avait pas de couvert, mais petit à petit on s’y faisait très bien. Et j’étais déjà exercé à faire de la main droite (la main pure) de superbes boulettes collantes. Les jeunes bédouins, en la circonstance, s’occupèrent du thé délicieusement parfumé.
Il y eut ensuite les chants ancestraux : hijana, hida, hamasa, qui étaient à proprement parler les chants des méharistes ; madib, le chant de louange ; ghazal, le chant d’amour ; ataba, fête de l’amitié ; aghani, le chant de bravoure… Et tout cela au rythme de battements de mains, et d’instruments aussi divers que la flûte (nay) , le tambour conique (darabukka) , ou le tambour sur cadre (tar) , le zambra : une sorte de guitare.
L’on s’adonna aussi à des joutes courtoises.
Puis vint le temps du départ.
*
Comme tout clan reposait exclusivement sur les liens agnatiques, Bahira dut rejoindre la tribu de son mari.
Relativement peu nombreuse, la tribu !
J’en étais l’un des éléments ; et Jerry, qui consultait assez souvent son épouse comme le voulait la tradition bédouine, me pria d’accepter le rôle de cheikh. Ne sachant si je devais accepter ou refuser, je demandai un délai de réflexion. Puis, finalement, acceptai, espérant abandonner la fonction dès que Jerry aurait totalement retrouvé ses esprits.
En effet, palier par palier, s’opérait sa guérison. Il se souvenait maintenant d’avoir voyagé dans un avion qui s’était écrasé dans le désert, mais pas de son véritable rôle à ce moment-là. Aussi avais-je pris le parti d’attendre patiemment la prochaine étape, qui m’amènerait probablement à rassembler d’autres éléments du puzzle. Il ne me resterait alors qu’à agir pour son bien. Puis rentrer dans mon pays. Quant aux problèmes engendrés par son union avec la Bédouine, il serait toujours temps d’y penser. D’ailleurs, est-ce que je connaissais seulement la vie sentimentale de Jerry ?!… Outre sa moitié, peut-être avait-il dans son pays une flopée de maîtresses… Alors, une de plus ou de moins !… Ici, la polygamie ne gênait personne, même si dans l’absolu ce n’était pas une règle. Un cheikh pouvait avoir plusieurs épouses ; j’étais devenu cheikh par hasard, et je n’avais pas même une locale épouse. Il est vrai que Bahira avait été la seule en état de se marier.
Nous nous étions à peine installés dans notre nouvel univers que Bahira et Jerry, trouvant sans doute la tente démesurée, s’essayèrent à tenter d’augmenter l’effectif de la tribu.
Ce n’était pas l’application qui leur manquait mais, des mois et des mois durant, Bahira resta aussi plate qu’une figue sèche. Jerry aurait-il aussi oublié le mode d’emploi ? Comme, de jour en jour, revenait sa mémoire, il n’y avait plus qu’à attendre la bonne nouvelle.
Troisième extrait
Je crois bien que ce dernier acte fut pour Amina une leçon, car ses rendez-vous se firent plus sages, plus discrets.
Au fil des mois, l’enfant de Jerry et de Bahira grandissait, faisait la joie de la maisonnée. Je vous avoue que je m’ennuyais un peu. J’avais comme une impression de végéter. Plus grand chose se passait : un train-train qui ne m’était guère coutumier. Quoique…
Car les bédouins aux bêtes ronflantes étaient vraiment tombés sous le charme du désert, et il leur manquait tant ce désert qu’ils s’apprêtaient maintenant à y revenir. C’était donc l’idoine moment de reformer d’autres chameaux polyglottes, des fois qu’ils en aient besoin pour mieux se fondre dans l’environnement. Technologiquement fort prévenants, ils avaient même déjà vaincu, annihilé, le cyclone en formation qui n’avait pas encore de nom, de quoi nous faire souffler cette fois pour longtemps.
Il nous tardait donc de ramasser derechef ces nouveaux matériaux d’avant-garde dont nous avions tellement besoin pour achever le palais d’Awad et parfaire Awadah.
*
La santé de Jerry était depuis bien longtemps stationnaire : réalité ou simulation, je n’arrivais pas à me faire une juste idée de la situation. J’élaborais plusieurs théories… comment le faire basculer dans son précédent univers… comment l’amener à s’interroger sur l’intégralité de sa vie.
Je n’eus guère la possibilité de poursuivre mes investigations, car ce soir-là Jerry et Bahira m’annoncèrent une grande décision. Auraient-ils deviné mes pensées ?… Toujours est-il qu’ils avaient l’intention de reprendre la route des sables, à la fois dans et hors du califat d’Hélios. L’appel du large semblait le plus fort. Est-ce que je voulais les accompagner ?
Je me demandais si c’était bien le moment, et leur en fit part. Ils allaient croiser tant de bédouins sur les pistes, dont certains auraient oublié les usages. À moins que Jerry ne fût pas aussi amnésique qu’il le laissait voir ?… Et qui s’occuperait de notre business si je partais avec eux ?… car la lave actuellement en fusion laissait présager de prochaines et fort belles éruptions…
Après mûres réflexions, je décidai de rester seul à Awadah. Je les vis partir cependant avec une infinie tristesse. Et Amina me consola un temps de leur absence.
Je me jetai à corps perdu dans le travail, construisait le jour, développait une vie noctambule, m’éclatai de temps en temps avec Amina. Nos activités nous permettaient de nous rencontrer sur les sites de nos travaux. Peu à peu, les relations avec le calife même devinrent plus courtoises, plus proches, plus simples. J’avais ouvert une sorte de lieu où l’on se restaurait, s’enivrait parfois des infusions les plus diverses, absorbait sous le manteau quelques boissons rares, voire prohibées. Il y avait la tradition… les hommes d’un côté… les femmes de l’autre… ; mais parfois on se mélangeait aussi sous les diverses khaimas qui composaient la boîte la plus sélecte d’Awadah… Tant et si bien que le calife abandonnait quelquefois son palais pour rendre visite à son nouveau peuple, accompagné de temps à autre par une partie, voire l’intégralité de son harem. Quant à sa fille, elle était ici chez elle. Car elle avait tant insisté auprès de son père pour qu’Awadah brillât de tous ses feux, et même la nuit. Au reste, la dame était assidue, et ce n’était pour déplaire aux réfugiés spoliés d’une partie de leur existence. En effet, à l’extérieur, l’orage avait grondé et tonnait même de plus en plus…
S’ouvrirent alors toutes sortes d’estaminets. Car, après tout, il n’y avait pas que les nantis qui avaient droit à la ripaille…
Ici, prirent racine tout un cortège de gens : nomades devenus pour un temps sédentaires, exilés, apatrides.
*
Depuis Awadah aucune communication n’était possible. Était-ce dû aux interactions et perturbations cosmiques générées par de la poussière de comète autour du cratère, ou plus profondément enfouie dans le sol ?… Toujours est-il que les bédouins avaient retrouvé la tradition orale, ou téléphone arabe. Toute information en provenance de l’extérieur n’arrivait que par le bouche à oreille. Ainsi, de la situation internationale, tendue à cette époque, je n’étais au courant que par les propos de réfugiés ou parfois de bédouins ayant croisé sur les pistes ces drôles de gars revenus sur leur monture ronflante.
Jerry et Bahira les avaient-ils croisés… je ne savais ?… Auquel cas, Jerry aurait été en pays de connaissance… Peut-être était-il reparti avec eux… Maintes fois, j’avais interrogé des gens pour savoir si quelqu’un avait rencontré mes amis… Mais personne ne m’avait apporté la réponse tant désirée. Et je préférais donc faire mien ce dicton : pas de nouvelles, bonnes nouvelles… En attendant, plutôt que de me faire un sang d’encre, je continuai ardemment mon labeur au sein de Bahira and Co.
*
Lorsque, quinze mois plus tard, après une grande virée, Bahira et Jerry revinrent, ils faillirent ne point reconnaître Awadah ; pensèrent qu’Awad ne devait plus être calife ; ou tout bonnement qu’ils s’étaient malencontreusement égarés jusque dans une autre ville.
La cité s’était embrasée… les mysteriums embellies, les façades des chars devenues moins austères et colorées de teintes vives.
Même Bahira and Co n’avait pas échappé à la règle, encore moins leur chez eux, qu’ils venaient de retrouver.
Comme un dénommé Pierred ne les attendait pas, ils interrogèrent quelques nouveaux voisins, arrivés de pays alentour car ils n’y faisaient plus bon vivre…
— Allez donc voir sur la mysterium 100, vers le milieu de l’avenue… on ne sait pas au juste le numéro. Mais vous ne pourrez manquer l’enseigne : Au caprice du jour.
Ils s’y rendirent aussitôt.
— Khaima, khaima, criait en courant Abdulla.
Bahira eut du mal à le rattraper. Cet endroit était bien trop précieux pour de pauvres nomades comme eux. Elle allait s’excuser du désordre provoqué par l’enfant vers lequel se tournaient déjà des têtes intriguées.
D’ailleurs, comment pouvait-on de la sorte interrompre ici une allocution du calife !…
— Khaima, khaima… répétait le garçon.
— Ce n’est qu’un gamin égaré, noble calife, s’excusait sur-le-champ le maître des lieux… votre serviteur, en fait…
Amina l’avait déjà pris dans ses bras et le tenait bien haut.
— Princess ?… interrogeait l’enfant.
Instinctivement, je détournai la tête… attiré par cette prononciation américaine… retins mon émotion… Car le calife Awad, qu’il ne fallait pas déranger, était en plein conciliabule…
J’entraînai ces gueux à l’écart, leur fit un accueil de têtes couronnées, leur présentai une autre gueuse – fille de calife ; et tous deux accueillîmes comme il se doit nos princes et princesse du désert. Nous nous réservâmes une khaima privée, festoyâmes toute la nuit, auditionnâmes les uns et les autres jusqu’au petit matin, tandis que le petit prince se reposait dans la couche de la muse, modèle réduit de celles qui ornaient l’entrée du palais.
Et le calife Awad vint saluer son bon peuple, car il était dit qu’au califat d’Hélios, les amis des amis sont des amis.
Lorsque les paupières se fermèrent d’elles-mêmes, les cœurs s’étaient rassasiés. Quant Au caprice du jour… exceptionnellement fermé plus tôt qu’à l’accoutumée !… Ce n’était pas tous les jours qu’on recevait une horde de gueux et des chameaux polyglottes !
*
— Monsieur Pierre Landier ?
— Lui-même, répondis-je.
Quelle ne fut pas ma surprise de voir en ces lieux un occidental, avec une pointe d’accent américain !
— Mon nom est Robert Schwart, avocat d’affaires. J’irais droit au but, dit-il. Connaissez-vous un certain Jerry Palmer. Son avion s’est écrasé dans les sables il y a bien des années. On m’a demandé de retrouver sa trace ou, qui sait, ramener son corps.
Aussitôt, je voulus en savoir plus…
— Jerry, comment dites-vous déjà ?…
— Palmer… Jerry Palmer… Texan, si ce n’est d’origine, au moins d’adoption. Si je me suis adressé directement à vous, c’est qu’on m’a affirmé que l’un de vos associés, ou peut-être employés… je ne sais pas, n’était pas d’ici et avait un accent américain.
Diable, comment cet homme avait-il pu s’introduire dans une terre interdite aux non-bédouins ?… Comment avait-il fait pour gagner Awadah ?… À ses risques et périls, forcément, mais il fallait néanmoins en apprendre davantage…
— Étrange, dis-je. Je pense qu’on vous a induit en erreur. J’ai bien deux associés, ils sont tous deux bédouins. Mais l’un a un réel don pour les langues. Au contact d’hommes récemment arrivés, il a pu attraper un peu d’accent de votre pays. Voici la confusion, lorsqu’il lui arrive de parler anglais. Je suis navré qu’on vous ait mis sur une fausse piste.
— Dommage… cela aurait été trop beau !…
— Mais si ce n’est point indiscret, pourquoi recherchez-vous cet homme ? J’ai ici beaucoup de relations, et de nombreuses antennes. Peut-être pourrais-je vous être utile ?
— Dans ce cas, que diriez-vous d’une poignée de dollars !…
Ah, le scélérat ! il avait dû acheter ses informations. Peu résistent à la tentation du diable ! Je ne pense pas qu’il aurait pu atteindre Awadah sans tromper son monde… en jouant de l’attrait d’une manne qui, elle, n’était guère bénie des dieux.
— Jerry Palmer, dites-vous…
— Oui… C’est un puissant homme d’affaires, jouissant d’une fortune colossale. J’ai déjà retrouvé quelques débris de son Beechcraft.
— Un Beechcraft ?
— Oui. Nous avons même découvert une tombe, avec les restes du pilote, qu’on a rendu à sa famille. Mais le commandant de bord n’a pu creuser sa sépulture.
— Logique, dis-je. Mais vous savez, il y a tant de caravanes dans le désert.
— Bien sûr… Dans ce cas, on aurait aussi dû trouver le corps de Palmer. Or, nous n’avons plus rien déniché aux alentours.
— Dans un crash, on ne retrouve pas toujours tout le monde. Certains sont quasi volatilisés.
— Logique aussi. Mais des bédouins nous ont affirmé avoir recueilli naguère deux survivants de la catastrophe.
— Deux survivants !
— Oui, et l’avion n’a décollé qu’avec deux personnes à bord : le pilote et son patron.
— Ce Palmer.
— Voilà…
— Si vous saviez… le nombre de businessmen qui embarquent leur maîtresse dans leurs voyages d’affaires !…
— On parle de deux hommes…
Cela devenait trop précis pour ne pas approfondir… impossible que notre famille d’adoption nous eût trahis, même si nous ne l’avions plus vue depuis un bon bout de temps : car la rencontrer dans le désert ne pouvait qu’être fortuit.
— Deux hommes ?… êtes-vous formel ?…
— Selon ce qui se dit. On pense à un acte de piraterie… Un troisième homme a probablement embarqué à l’insu de Palmer et de son pilote. Détournement, rançon, on ne sait… Toujours est-il que le navire, je veux dire : la compagnie, a perdu son capitaine depuis belle lurette, et que la femme aimerait savoir où se trouve le mari.
— Et ses enfants, par la même occasion, ajoutai-je…
Je bouillais d’impatience, j’allais pouvoir compléter mon puzzle.
— Non, il n’en a pas. Imaginez la succession s’il est décédé !…
— Je plains sa veuve… quelle angoisse !
— Elle s’est déjà consolée avec le bras droit de Palmer ! Et si je peux rapporter la preuve que l’individu est bien mort, je touche aussi le pactole… vous me comprenez.
— Si je saisis bien, madame Palmer ne recherche pas son mari, mais sa dépouille.
— Que va-t-elle s’embêter d’un mari !… Aujourd’hui, seul son cadavre peut lui rapporter beaucoup d’argent, c’est l’essentiel, n’est-ce pas ?…
— Et si je peux vous aider ?…
— Je vous l’ai promis, vous serez récompensé… au prorata des éléments que vous pourrez nous fournir…
— En fait, je ne connais personne répondant au nom de Palmer. Mais j’emploie beaucoup de gens et pas mal d’occasionnels. Je vais me renseigner pour savoir si un Jerry Palmer ne se cacherait pas sous un nom d’emprunt.
— Je vous en serais reconnaissant… et pour vous ce sera encore quelques dollars de plus…
— J’y compte bien… Business is business, n’est-ce pas ?…
— Mais dites-moi, quelle est donc cette ville ? Elle ne figure sur aucune de mes cartes… Je ne sais même pas comment j’y suis parvenu.
— Vous ne devez pas avoir les bonnes… Awadah est la ville la plus importante de la région. Mais, entre les noms arabes et les traductions en diverses langues pour les touristes, on a de quoi s’y perdre.
— Je vous assure, elle ne figure nulle part. À mon retour, j’en ferais part à l’éditeur des cartes…
— Cela va de soi.
Tant d’éléments recueillis à la fois et en si peu de temps méritaient bien un peu de grandeur de ma part. Je lui offris de passer dans nos appartements pour y prendre un thé ou du café. Il refusa… poliment, certes… Mais quel affront, ici !…
Il fallait que je lave mon honneur dans le sang. Je décrochai un yatagan – judicieuse décoration – et lui conseillai d’aller chercher mon pote Jerry sur une autre planète, conseil qu’il s’empressa de suivre en expirant.
J’enroulai bientôt son corps ensanglanté dans le kilim que nous avions l’intention de remplacer, et à présent taché du sang d’un importun…
Bahira survint à ce moment-là. Lorsqu’elle vit le tapis roulé, elle m’interrogea du regard…
— C’est bien ce que l’on avait décidé, non ?… remplacer cette chose élimée…
Elle s’approcha et m’embrassa affectueusement, radieuse.
— Je vais tout de suite en choisir un autre, dit-elle. Veux-tu que je t’aide à déplacer celui-là ?
— Non, ça ira… dis-je.
Elle sortit bientôt. Heureusement qu’elle n’avait pas insisté…
.png)